Etudes consommateurs

Description

Mieux averti, plus expert, plus exigeant, plus individualiste, plus consumériste, plus hédoniste, plus cynique... Que n'a-t-on pas dit sur le « nouveau » consommateur ? Un consommateur qui ne cesse de s'affirmer très en amont dans les champs de réflexion et de décision des entreprises. Les marques ont perdu de leur toute-puissance, le consommateur a gagné en légitimité critique. Mais, plus que tout autre symptôme de mutation, c'est sa dimension « caméléon » qui le caractérise : dissimulateur, zappeur et même un tantinet schizophrène. Pour les départements études, il devient de plus en plus difficile de le comprendre, de le circonscrire, voire de l'approcher.
« La tendance milite pour une réhabilitation des sociostyles, qui vont aider les entreprises à cerner des consommateurs aux comportements de plus en plus fragmentés », note Élisabeth Martine-Cosnefroy, directrice générale adjointe de l'institut CSA. Le constat est général, partagé y compris dans les départements études des entreprises. Au siège des cafés Lavazza, à Turin (Italie), le retour aux typologies impose de nouvelles gymnastiques. Pour un même individu, le style de vie décline une myriade de variantes et délivre des résultats parfois contrastés. « D'où une quantité folle de données, des difficultés d'interprétation, une sensation d'incertitude, voire de désinformation, explique-t-on au département études de la firme italienne. Nous essayons donc de nous concentrer sur un petit nombre d'indicateurs. »

Une logique de compréhension

Car les typologies, pour être parlantes, ne sont pas toujours facilement utilisables. « Les socio-styles ne sont pas actionnables. Il faut mettre en place des typologies directement opérationnelles », soutient Éric Lombard, directeur associé de Numsight. Créé en 1998, ce cabinet spécialisé dans le conseil marketing a développé une méthodologie propriétaire de « segmentation stratégique » fondée sur la combinaison de variables hétérogènes : variables de mesure (oui ou non, un ou deux) et variables « discrètes » ou nominales (je grignote le matin, à 14 heures, en fin de journée...).
Les études conso doivent aujourd'hui s'inscrire dans une logique de compréhension. Trois tendances significatives émergent : les efforts portés sur le suivi du consommateur dans le temps, le développement des techniques qualitatives et la multiplication des démarches d'observation. Celles-ci conduisent à privilégier les « terrains in situ » plutôt que les « labos in vivo ». De fait, l'heure est au « shopper », observation comportementale sur le lieu de vente. Cet engouement pour l'immersion dans les linéaires trouve, il faut le souligner, des éléments d'explication également économiques. Les études s'inscrivant dans des contextes structurels de plus en plus mondialisés, le merchandising reste pour beaucoup de filiales la seule latitude d'initiative en local. « On voit même de très grosses marques se lancer pour la première fois dans des études liées au point de vente », souligne Élisabeth Martine-Cosnefroy.
Parmi les techniques d'observation déployées sur les magasins, les instituts ont notamment recours aux méthodologies passives de comptage des flux. Il s'agit d'enregistrer les entrées, les sorties et les parcours des clients grâce à un dispositif de caméras qui transforment directement l'image en une information immédiatement transmise aux caisses, le tout sans aucun enregistrement vidéo. Nulle demande préalable d'autorisation auprès des personnes filmées n'est donc nécessaire. Une approche souple, peu coûteuse, qui vient s'inscrire généralement en complément d'observations non passives et de visites mystères.
Il y a vingt-cinq ans, les instituts menaient d'imposantes études documentaires pour recadrer les problématiques à partir de fondamentaux. Avec l'observation, d'une certaine manière, ils y reviennent. Cette démarche s'accompagne de dispositifs élargis de type observatoire. Les instituts doivent intégrer dans leur périmètre d'analyse des espaces inédits et échappant à la tutelle des marques. « Il nous faut dépasser les terrains traditionnels de friche et notamment travailler sur les canaux d'influence. Notre approche va se déployer sur trois axes : la parole, l'expérience et l'influence », remarque Stéphane Truchi, directeur général d'Ipsos France. Ces nouveaux champs, les instituts vont les défricher via de multiples techniques relevant de la psychologie, de l'ethnographie, de la sociologie, de la sémiologie...
Le consommateur a repris le contrôle de son désir, et il le sait. Il est devenu un « métaconsommateur ». Ce contrôle, cette somme élaborée de défenses, il les a notamment construits via le Web. Cible privilégiée des instituts dans leurs nouveaux horizons d'études : Internet, notamment les forums et les blogs. Le fait n'est pas nouveau. Dès 2002, Robert Kozinets, professeur à la Kellogg School of Management, a eu l'idée de projeter une approche ethnographique sur l'étude des comportements et des conversations au sein des communautés en ligne.
Cette « Netnographie », les approches développées par les instituts ne font que la valider : blogs spécifiques chez Ipsos, Millward Brown ou Research International ; programme Shift System chez Sorgem, une méthode visant à prendre en compte les contradictions des individus en mêlant quanti en ligne et quali via groupes in vivo ; approche anthropologique chez TNS Sofres et son Vamp (« Virtual Anthropology on Micro Panel »), un forum Web permettant d'interroger et d'observer des micropanels durant cinq semaines. Quant à l'institut CSA, il intègre actuellement un logiciel d'analyse de blogs associé à un moteur de recherche propriétaire, qui devrait lui permettre d'analyser le contenu, la sémantique et le ton des sites d'échange et de discussion.

Réorganisation des instituts

À la complexification des modes de consommation, à la nécessité de projeter les attitudes sur des comportements, les professionnels des études répondent par une complexification de leurs approches. Non pas en jouant sur la profondeur des contenus (les gros « tracking s» ont au contraire tendance à se simplifier), mais en misant, de manière horizontale, sur l'agrégation de techniques complémentaires. Bref, on réduit le volume brut d'informations, mais on augmente les éclairages : interviews par téléphone en amont de « focus groups », cahiers d'autoreportage photographique avant une interview de type « usages et attitudes », échange en ligne avec analyse sémantique autour d'un parcours de consommation sur le moyen terme...
En outre, le développement des approches plurielles incite les instituts à se réorganiser en encourageant la double compétence. Ainsi, les passerelles interdépartements se généralisent : opinion et corporate, santé et services à la personne, etc. On observe également des rapprochements entre savoir-faire méthodologiques et expertises sectorielles : les spécialistes de la grande consommation vont travailler avec les professionnels du « shopper », ceux des nouvelles technologies avec leurs collègues des médias...
D'où une réévaluation assez radicale des besoins en matière de ressources. « C'est l'un des grands enjeux pour les instituts. Ipsos recrute de 70 à 80 personnes par an. Nous devons intégrer des profils experts en ethnologie, en sémiologie, en psychologie, mais aussi des spécialistes de tel ou tel secteur, des internautes aguerris », explique Stéphane Truchi. Corollaire de cette tendance au syncrétisme méthodologique : on assiste à une intrication accrue de domaines de compétences, jusqu'alors jalousement protégés par les instituts d'études, d'un côté, et les agences de communication et de marketing, de l'autre. « Les agences développent des expertises dans la connaissance des consommateurs et es instituts intègrent un savoir-faire en matière de stratégies de marques », résume Christophe Jourdain, directeur général d'Ifop.
Cette extension du champ d'activité des instituts, Ifop l'exprime au travers de ses « ateliers créatifs et stratégiques ». « On est clairement dans une démarche conseil. Il s'agit de proposer des approches strictement ad hoc, qui peuvent mêler groupes de créativités classiques chez le client ou chez le consommateur et " brainstorming " d'innovation ou de communication », poursuit Christophe Jourdain. La facture multidimensionnelle du consommateur prêche a priori pour la chapelle ad hoc. « Les offres packagées développées par les instituts, surtout les plus importants, ne vont pas dans le sens de nos besoins. Elles ne font, en outre, que freiner leur réflexion », note Anita Hughey, responsable des études d'Henkel France. D'où la multiplication des approches qualitatives, qui offrent davantage de souplesse dans les modes d'administration. C'est sans doute là l'effet le plus marquant des mutations de consommation sur l'économie des études : le grand retour du quali. « Il faut aborder le consommateur de manière détournée, éviter la rationalisation et les questions directes », résume Yves Krief, président de Sorgem.

Projection et anticipation

Retour du quali, mais d'un quali à la française, très gourmand d'études projectives. En 2006, Henkel France a donné la parole à 38 000 consommateurs à travers 280 études. L'entreprise travaille avec une trentaine d'instituts, dont 6 à 8 qui font l'essentiel du volume. Et la patronne des études d'expliquer que la posture « qualitativiste » reste encore aujourd'hui plus spontanée à Paris qu'à Düsseldorf, siège social du groupe. « C'est une question de culture. Travailler sur les images, s'approcher au plus près du non-dit, des émotions, loin du tout verbal et des écueils de la rationalisation : les Allemands restent assez rétifs à la démarche. » Alors qu'outre-Rhin, on va privilégier le focus classique, la filiale française innove en lançant une opération « Caméra salle de bains », à laquelle ont souscrit dix foyers, qui acceptent d'être observés sept jours durant devant leur miroir, matin, midi et soir. Une observation ethnographique confiée à Market Vision, déjà aux manettes de la fameuse « Caméra conso » de Findus en 2005. « C'est une première dans l'univers hygiène-beauté, mais c'est surtout une source d'information d'une richesse inégalable », assure Anita Hughey.
Les départements études n'hésitent plus à injecter deux ou trois techniques projectives dans les dispositifs quanti les plus lourds, du type « usages et attitudes ». À ce souci de la projection répond celui de l'anticipation. L'évolution des modes de consommation pousse les entreprises à exiger des instituts des garanties en matière d'efficacité du diagnostic et d'apporter des éléments sécurisants qui reposent en grande partie sur leur capacité en matière de prévisions. « Nos clients nous demandent de prendre de plus en plus d'initiatives pour inscrire leur stratégie dans une approche holistique susceptible de faire écho aux dernières tendances et d'anticiper les nouvelles, développe Stéphane Truchi, d'Ipsos. Pour nous qui sommes des professionnels de la collecte d'informations, il s'agit d'une posture très nouvelle. »