Quand la donnée interne ne suffit plus, les marques se tournent vers des tiers pour acquérir de l’information complémentaire ou pour exploiter celle-ci avec leurs pairs. Une pratique qui n’est pas sans risque.

L'union fait la force. Cet adage pourrait s’appliquer aux annonceurs ayant besoin cibler au mieux des clients potentiels, des futurs prospect. Acheter séparément des données est possible: aussi bien pour le cuisiniste en manque de visites sur son site, que pour l’opérateur télécom en quête d'informations sur les personnes envisageant de déménager, et donc susceptibles de s’équiper d’une box. Mais pourquoi ne pas s'allier pour mettre en commun ces informations clients? D’où l’intérêt actuellement observé pour les données partagées entre annonceurs, et plus communément nommées les «second party data». Cette nouvelle catégorie vient s'ajouter à la «first party data», collectée en interne via les dispositifs digitaux de l’entreprise et par le CRM, et à la «third party data», généralement achetée à des professionnels des données, qui facturent souvent leurs informations au CPM (coût par mille) pour chaque campagne.

Le silo, ennemi n°1 du marketeur

La data est devenue une ressource clé pour les directions marketing qui veulent mettre en place des dispositifs complexes visant à améliorer les fréquences d'achat, les paniers moyens ou encore à lutter contre l'attrition. Encore doivent-elles disposer d'informations pertinentes sur leurs clients. Les systèmes CRM déployés aux débuts des années 2000 contiennent beaucoup d'informations relatives à l'historique client, mais ils constituent souvent un silo encore étanche aux données issues du digital, notamment celles concernant la navigation. Or, pour une stratégie efficace, il faut disposer d’une vision du client à 360° que le morcellement de la data rend quasi-impossible.

Le problème se retrouve tout autant dans la gestion des campagnes, pointe Victor Galibert, senior market specialist EMEA chez le retargeteur américain Ad Roll: «Les annonceurs ont l'habitude de gérer leurs campagnes en silos, avec le display d'un côté, Google de l'autre, ainsi que l'e-mailing, les programmes d'affiliation, le retargeting, etc., énumère-t-il. L'annonceur qui n'est pas capable de gérer tous ces points de contacts avec ses clients prend le risque de surexposer les prospects à ses campagnes. Outre le surcoût, cette surexposition présente le risque d’un impact très négatif pour les marques, particulièrement pour celles du luxe.» Néanmoins, fixer un nombre maximal d'expositions –le fameux capping- sur les multiples canaux de communication n'a rien de trivial. Surtout, face à ce besoin impérieux de casser les silos, de plus en plus d'annonceurs se dotent de leur propre DMP (Data Management Platform) depuis plusieurs mois.

Le spectaculaire essor de la DMP auprès des annonceurs

Souvent opérée en mode Saas, c'est-à-dire hébergée dans le Cloud, une plateforme de gestion de datas n'est rien d'autre qu'une grande base de données où toutes les informations clients jusqu'ici stockées dans des silos vont converger. Et depuis laquelle il va être possible pour les annonceurs de générer les segments d'audience qui seront exposés aux campagnes, de piloter leurs campagnes e-mail, la personnalisation de leurs sites… Parmi les pionniers d’une telle approche, Jérôme Sutter, alors qu'il était vice-président marketing, acquisition et CRM de Weekendesk pour l'Europe: «Weekendesk a été le premier annonceur français à internaliser son trading desk associé à une DMP, relate-il. Cela nous permettait de piloter notre programmatique d’achats sur plusieurs pays, en Espagne, aux Pays-Bas, en Belgique et en France. Ce qui est vraiment différent, c'est de pouvoir acheter en temps réel en s’appuyant sur la data.» Le site de réservation de voyages a ainsi pu gérer ses achats programmatiques en interne, avec une plateforme connectée à l'ensemble des places de marché, tout en conservant en parallèle de l’achat d'espace, géré par Yahoo. «Adopter cette approche implique d'avoir une forte maîtrise du système et des indicateurs de performances, les KPI, qu’il faut suivre en interne ou chez l'agence avec laquelle vous travaillez, précise Jérôme Sutter. C’est même indispensable. Sinon, on se retrouve face à une boîte noire. Mais, aujourd’hui, toutes les DSP du marché vous offrent de nombreuses KPI. Et c’est aussi de la responsabilité de l’annonceur de se former, de comprendre et d’exiger.»

Pour accroître le lien entre données CRM nominatives et cookies, des solutions de CRM onboarding comme la plateforme Live Ramp d'Acxiom ou celle de la société française Temelio commencent à apparaitre. Des acteurs tels que la Redoute et Carrefour pour la première, Auchan et SFR pour la seconde, ont fait le choix de se tourner vers cette nouvelle catégorie d'outils afin d’affiner leur connaissance client. Elle permet en effet de réconcilier en masse les données off et online. «La limite, c'est le "reach", c'est à dire le volume de cookies disponibles, explique Nicolas Blandel, cofondateur de Temelio. Lorsque nous chargeons une base client, nous arrivons à un taux de 30 à 50% de clients "matchés". Pour un client sur deux au maximum, nous pouvons nouer ce lien entre le ou les cookies d'une personne et son profil client de manière fiable.» En conséquence, pour une base de 10 millions de clients, et potentiellement 150 millions de cookies captés sur les différents supports par l'annonceur, celui-ci ne peut espérer avoir cette correspondance profil CRM/cookie que pour 3 à 5 millions de ses clients. Pour faire mieux, il lui faudra aller chercher des données auprès d'autres sources.

Cap sur la «second party data»

Pour enrichir la data collectée en interne, plusieurs solutions s'offrent à l'annonceur. La «third party data», c'est-à-dire l'information achetée à un tiers, est un moyen de mettre la main sur des données afin d'enrichir rapidement une DMP pour les besoins d'une opération. Quelques bases sont jugées incontournables sur certains marchés, à l'image de l'expert AAA Data pour le secteur automobile. Toutefois, les annonceurs jugent la qualité et la fraîcheur des données bien souvent inégales et leur prix élevé. Pour beaucoup, la tendance consiste désormais à privilégier une autre approche.

«Les "second party data" correspondent à un deal entre deux annonceurs qui posent un tag sur une page commune, détaille Fabrice Sintzel d'EulerianTechnologies France. L'idée est de récupérer ce cookie "second party" qui va permettre de faire un ciblage spécifique pour mener une opération.» Le directeur du développement commercial de la société poursuit, décrivant une autre approche: «Un annonceur qui a beaucoup de visiteurs se rendant assez peu fréquemment sur son site. Celui-ci va rafraîchir sa data avec des données issues de sites à très forte fréquentation. Réanimer des internautes dormants, c'est ce que l'on appelle de la réactivation de cookie.»

Les autorités françaises veillent

Si un tel partage peut paraitre intéressant pour les deux parties, ce scénario venu tout droit des États-Unis passe mal en France où la surveillance des autorités bride les velléités de recoupement de fichiers de certains acteurs du marché. Une mutualisation de datas pour le moins limitée, selon Nicolas Blandel, CEO de Temelio: «Pour moi, capter de la donnée sur un site tiers pour la recouper avec une base CRM, ce n'est pas véritablement ce que j'appellerais de la "second party data". Qu'un distributeur d'énergie pose un cookie sur un site de déménagement, ce n'est rien d'autre que de la qualification d'audience.» En tant que plateforme de CRM onboarding, Temelio se veut un lieu d'échange sécurisé et neutre. Un positionnement également adopté par ses concurrents américains Acxiom et Adobe qui intègrent maintenant un «second party data hub». «Le partage des données est bien plus répandu aux États-Unis», remarque Nicolas Blandel. «Pour des raisons réglementaires sans doute, mais aussi en matière de comportement des marques vis-à-vis de la data. Les grandes enseignes de la distribution n'hésitent pas à mettre sur le marché les données qu'elles collectent sur leurs clients encartés, ce qui serait inimaginable en France,» constate-il.

Ce sujet du data sharing reste donc encore un phénomène très anglo-saxon, la notion de protection des données privées étant très différente de celle en vigueur en Europe, notamment en France. La CNIL veille, et les recoupements de fichiers demeurent très encadrés par la réglementation. En outre, les grandes marques, très prudentes quant à leur image, veulent absolument éviter de s'exposer à tout risque vis-à-vis de leur e-réputation. Si les grands annonceurs français font aujourd'hui l'effort de mettre en place une DMP afin de «désiloter» leurs informations clients, ils doivent donc encore apprendre à les partager intelligemment. Ce qui reste le meilleur moyen pour franchir une nouvelle étape dans la compréhension du comportement de leurs clients et prospects.

«Nous devons mettre en commun notre connaissance client»

Ghadi Hobeika, directeur marketing digital de la Fnac

«Notre connaissance client est partielle et je pense que pour la Fnac, comme pour d'autres acteurs du retail, l'une des solutions passera par la mise en commun de nos informations avec les prestataires techniques. C'est lorsque cette connaissance client sera complète que nous pourrons être plus pertinents et répondre aux exigences du consommateur connecté. Pour étendre celle-ci, nous recherchons d’abord des acteurs dont la typologie est assez similaire à la nôtre, soit des profils plutôt urbains, CSP+. Des acteurs comme Vente privée ou Monoprix sont très intéressants pour nous, d'autant que nous partageons même des points de vente avec certains. Qui sont les acteurs ayant aujourd'hui une connaissance parfaite ou quasi-parfaite de leurs clients, et surtout, qui savent les identifier? Les sites de ventes privées font partie de cette catégorie. La deuxième piste que nous suivons aujourd'hui consiste à travailler avec des partenaires dans le monde des médias et de la technologie, qui ont les mêmes enjeux en termes de connaissance client. Les gens de Criteo oeuvrent sur ce sujet depuis longtemps et des acteurs tels Google et Facebook sont très bons sur ce volet. L'idée est de trouver un mode de fonctionnement avec ces différents partenaires qui soit intéressant pour tous. Nous travaillons avec Eulerian sur le tracking media et la réconciliation des profils. Des réflexions sont en cours pour la mise en commun de ces données et pour trouver les bons équilibres, afin que chaque partenaire y trouve son compte. C'est un sujet chaud, et nous n'avons pas encore trouvé la réponse.»

«Pour avoir de bonnes données, il faut une bonne DMP»

Fabrice Sintzel, directeur du développement commercial d'Eulerian Technologies France

«Nous conseillons agences et annonceurs en matière de DMP pour qu'ils choisissent celle qui est la mieux adaptée, afin de créer une passerelle avec les acteurs de la programmatique. La DMP, c'est le réceptacle où l'on va réconcilier toutes les sources de données, et pas uniquement celles issues du online, mais aussi celles du offline via ce que l'on appelle l’ID CRM. La DMP arrive à réconcilier le "on" et le "off", ce qui représente un enrichissement très fort. Elle permet de mieux comprendre la donnée et travailler sur la notion de ciblage.»

"Le marché français est encore très loin de l'approche data sharing"

Nicolas Blandel, CEO et cofondateur de Temelio

«On parle beaucoup du partage de la data, mais au-delà des discours, je ne connais aucun grand annonceur français qui ait véritablement franchi le pas. Ce partage doit s'opérer dans un environnement sécurisé, en respectant les lois quant à la collecte et à la protection des données individuelles, à la vie privée de l'internaute. Ces plateformes tiers de confiance doivent être interopérables entre les DMP choisies par les uns et les autres, et synchroniser les cookies des deux partenaires. Aujourd'hui, je ne connais pas d’acteurs français ayant mis en place ce type de partage réel de données, ce que l'on nomme une politique de data sharing. Les annonceurs restent encore dans une approche où ils sont prêts à utiliser de la donnée issue d'un tiers, mais ne sont pas prêts à faire profiter de leurs propres données. Les freins sont essentiellement juridiques. Nos clients sont des grands comptes, essentiellement des acteurs du CAC40, et leurs services juridiques freinent des quatre fers contre toute mutualisation.»

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