Tribune
Parce qu’en Afrique, les hommes accordent aux objets une importance moins statutaire qu’une valeur d’usage, et que la débrouillardise et l’adaptabilité sont érigées en philosophie de vie, ce continent est particulièrement inspirant pour les promoteurs d’un design de l’être.

« À quelque chose, malheur est bon. » En matière de design, l’Afrique pourrait bien confirmer ce vieil adage. Bon nombre de pays d’Afrique, notamment en Afrique de l’Ouest, faute d’infrastructures et de moyens énergétiques, ont échappé à l’industrialisation forcenée, à la course au business et à la rentabilité. Même si cela peut paraître choquant dit ainsi, c’est peut-être aujourd’hui une sorte de « chance » et le continent paraît, au final, mieux armé que nous pour affronter le futur.

Souvenons-nous d’abord que l’Afrique est encore majoritairement peuplée d’agriculteurs, d’éleveurs de bétail. Le lien au sol et la compréhension de la Terre y sont très ancrés. Au point qu’en pleine urgence climatique, certaines expériences sont des modèles, comme la ferme-école biologique de Songhaï au Bénin, devenue une référence mondiale de système d’exploitation durable, intelligent et rentable. La ferme est aussi un exemple de cette intelligence collective, de cette générosité et cette fraternité que l’on trouve partout en Afrique. La famille ne s’éparpille pas, plusieurs générations vivent encore souvent sous le même toit. Le lien social, lui aussi, reste important. Dans certains villages, on se retrouve encore au pied de l’arbre à palabres.

Dans la vie quotidienne, la débrouillardise a pallié les manques. Faute d’énergie, de capacités de production et de construction, l’imagination créative est sans limites. C’est l’homme qui fabrique des objets, souvent de façon artisanale. En Afrique, il y a peu d’usines, mais des matières premières à foison et une culture du détournement et de la récupération. L’Afrique a inventé, par nécessité plus que par choix, cette économie circulaire où nos vieilles DS et 403 roulent encore, où des fruits et des légumes, on fait des ustensiles de cuisine, des instruments de musique.

Innovation frugale

Les Africains entretiennent avec les objets un rapport particulier. L’objet y est beaucoup moins statutaire que dans nos contrées. Ma valeur ne vient pas de ma belle maison ou du nombre d’objets que je possède. Seul importe l’humain. On ne fabrique pas un objet pour « faire joli » mais parce qu’il est utile. On le pense de manière fonctionnelle avant tout, pragmatique. On est ici aux antipodes de notre surproduction occidentale d’objets de décoration, de notre consumérisme créatif. Il y a en Afrique une sorte de « justesse » de l’objet, ce que l’Indien Navi Radjou, spécialiste de l’innovation, a exprimé dans cette méthode de conception propre aux pays en développement, comme l’Inde et l’Afrique : « l’innovation frugale ».

Il est étonnant de voir que, de plus en plus, nos actuels millennials partagent ce point de vue sur les objets et les services. Il y a peu de chance de les voir s’endetter pour acheter 15 000 euros une voiture qu’ils utiliseront au mieux 20% du temps. Ils ont compris de manière quasi intuitive que le monde de demain sera fondé sur une économie du partage et sur une intelligence collective.

L’urgence climatique et écologique actuelle impose aux designers de repenser leur métier, dont la fonction première reste de répondre à des problématiques. Demain, le designer ne sera pas au service de l’objet mais au service d’un scénario. Quand je dis demain, c’est aujourd’hui. Même si nous sommes en période de transition, le basculement se produit. Le « design pour tous », préconisé en 1973 par Victor Papanek, doit laisser place à un « design avec tous ». De même, le design de l’avoir a vécu ; place à un design de l’être, par et au service des hommes. A cet égard, l’Afrique est une mine de connaissances, une source d’inspiration et un formidable laboratoire d’expérimentations. De ce continent que nous avons autrefois colonisé viendront, j’en suis convaincu, les solutions de demain…

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