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Les places de marché ont accéléré le temps dans l'achat et la vente d'espace, et fait émerger de nouveaux opérateurs intermédiaires. Qui bousculent une loi Sapin déjà mise à mal dans un univers numérique sans frontières.

«Depuis maintenant trois ans, de nombreux acteurs attribuent le supposé retard de la publicité en ligne français à cette loi “caduque”», dénonçait à la rentrée le vice-PDG de l'Union des annonceurs (UDA), Gérard Noël, dans un éditorial à destination de ses adhérents. Une tribune dans laquelle il prenait la défense de la loi Sapin et appelait à «une nécessaire transparence». Et de s'interroger: «Comment une loi qui instaure plus de transparence pourrait-elle être caduque et décourager l'investissement des annonceurs donneurs d'ordre? Et si c'était l'inverse? Si les annonceurs, a priori enthousiasmés par les nouvelles possibilités offertes par le digital, n'investissaient pas assez faute de transparence, de confiance…»

En rappelant au préalable que «les annonceurs sont convaincus de l'utilité des nouveaux modes d'achat d'espace en ligne, qui leur apportent ciblage et efficacité», le dirigeant faisait ainsi clairement entendre le point de vue des annonceurs, qui ont su tirer parti d'une loi qui régule l'ensemble du marché publicitaire français depuis vingt ans.

Au cœur du cyclone, le développement des agences médias dans les activités de vente de publicité en ligne en temps réel. «Une famille, constituée des “trading desks” et des DSP [«Demand Side Platform», soit une plate-forme qui centralise toutes les actions], qui fait aujourd'hui écran», résume Didier Beauclair, directeur médias et relations agences de l'UDA. Pour lui, «le problème, ce n'est pas la place de marché, mais le mode d'intermédiation qui s'est mis en place. La loi Sapin a interdit l'achat-revente. Or, à partir du moment où un acteur fait cela, il interrompt le lien direct entre l'éditeur et l'annonceur, la chaîne de la transparence, et il se donne la possibilité de capter une partie de la valeur à son profit. C'est de cela dont il s'agit.»

Pourtant, à entendre les différentes sociétés intervenantes (places de marché, agences médias, DSP, trading desks, prestataires technologiques…), il se dégage «un consensus pour dire que les ad-exchanges sont compatibles avec la loi Sapin», comme l'exprime Julien Gardès, directeur général de Rubicon Project. Mais ils sont nombreux à apporter un bémol, plus ou moins léger. Pour Sophie Poncin, directrice déléguée d'Orange Advertising Network, «il n'y a pas de souci à adapter la loi, même s'il faut que celle-ci revoit la notion de régie commerciale».

Pas d'obstacle technique ou juridique

Il n'en reste pas moins que ce texte de loi, qui a éradiqué la notion de centrale d'achat, soulève des interrogations. Pour le président de Mediabrands, Stéphane Bodier, «personne ne veut revenir sur une loi unique au monde alors que le digital a tout bousculé. Qu'est-ce qu'une régie, qu'est-ce qu'une agence, à l'heure où les technologies permettent de se connecter directement aux éditeurs? La loi Sapin comporte plein de règles qui sont dépassées.» Le patron d'agence préférerait que l'on se réfère aux pratiques en vigueur aux Etats-Unis, où «la seule règle valable consiste à ne pas recevoir de rémunération s'il n'y a pas de contrat». Son homologue de Starcom France, Luc Tran-Thang, convient que «les impératifs de transparence sont nécessaires et tout le monde fait en sorte de se conforter à l'esprit de la loi». Il s'interroge néanmoins sur l'exception culturelle française, qui «s'avère très compliquée à concevoir dans le monde digital, car où sont les frontières géographiques? Il ne faudrait pas que la loi Sapin représente notre ligne Maginot.» Les obligations générées par ce texte sont vécues, d'abord et avant tout, comme une contrainte spécifique au marché hexagonal qui s'inscrit dans un univers global.

«La transparence n'est pas une préoccupation franco-française, corrige Didier Beauclair. L'ANA, l'association américaine des annonceurs, a également exprimé ses craintes, et le sujet est régulièrement discuté à la WFA, la Fédération mondiale des annonceurs». Mais d'après Romain Job, directeur de Smart Ad Server, «dans un pays comme l'Allemagne, on travaille depuis longtemps avec l'achat d'invendus pour la revente. Et de nombreux acteurs en France utilisent l'ad-exchange pour répondre à cette contrainte.»

Une tentation écartée par Infectious Media, son directeur général Sylvain Deffay affirmant «acheter de l'espace seulement s'il y a des annonceurs». Cependant, il reconnaît que les positions diffèrent selon les trading desks. Le directeur général d'Audience Square, Alexis Marcombe, se montre plus précis. «Certaines trading desks travaillent très bien et font preuve de transparence, notamment chez les indépendantes. Et d'autres cachent tout. Des filiales de groupes se sont d'ailleurs délibérément placées sous régime juridique britannique pour mieux échapper à la loi Sapin.» Toutefois, cette manœuvre s'avérerait vaine, car le texte s'applique à tous les intervenants pratiquant en France, note-on à l'UDA.

Didier Beauclair estime d'ailleurs qu'«il n'y a pas d'obstacle technique ou juridique pour appliquer la loi à Internet et aux nouveaux modes de commercialisation». Pour son application, il suffirait que «le dernier représentant de l'éditeur envoie une facture précise à l'annonceur ou à son mandataire. Or, aujourd'hui, les plates-formes d'ad-exchange émettent une facture au dernier acheteur de l'espace.» En conséquence, l'éditeur ne connaît pas réellement le prix de vente et l'annonceur le prix d'achat. La demande de l'UDA est jugée souvent impossible par des intermédiaires qui traitent des volumes gigantesques d'impressions, qui s'expriment en milliards. «Il ne faut pas perdre de vue qu'une campagne peut tourner chez 10 000 éditeurs aujourd'hui», évalue Sylvain Deffay. «Evoquer l'impossibilité de sortir une facture détaillée est une manière de botter en touche», rétorque l'UDA, pour qui les technologies permettent maintenant de sortir un compte-rendu très précis.

Optimisation

Eric Clémenceau, directeur général de la société américaine Rocket Fuel, s'inquiète de cette vision qu'il juge «très déconnectée des réalités du marché». Avec une image parlante: «Quand on achète une voiture, on se pose la question de ce que cela coûte, pas celle du prix de revient pour le constructeur automobile. Impossible, selon lui, de penser le prix en ces termes. Sinon, il faudrait prendre aussi en compte toutes les compétences qui interviennent dans la chaîne, les investissements dans les technologies, l'acquisition et le traitement des données. Donc, sur 10 euros dépensés, 4 sont peut-être destinés à l'achat de l'espace publicitaire. Le plus gros de la facture paye les technologies et leur développement. Ce qui importe, c'est l'optimisation. Et que le système fonctionne.» Pour lever les doutes sur les coûts, il serait sans doute préférable, comme le préconise Fabien Magalon, le dirigeant de La Place Media, de mener un travail d'éducation du marché.

 


Encadré

Le dossier dans les mains des pouvoirs publics

Bercy s'est saisi du sujet du respect de la loi Sapin à l'ère digitale, le ministère des Finances confiant au printemps dernier une mission au Conseil général de l'Economie, de l'Industrie, de l'Energie et des Technologies (CGEIET) et y associant les services de la répression des fraudes (DGCCRF). Des acteurs des différentes parties concernées par le marché de la publicité en ligne ont été auditionnés et un rapport devait être remis au ministre Pierre Moscovici le 31 juillet dernier. «Sa publication et son utilisation restent à la discrétion des pouvoirs publics», rappelle Didier Beauclair. Mais la circulaire d'application de la loi Sapin pourrait être corrigée, comme l'annonçait la ministre de la Culture et de la Communication, Aurélie Filippetti, le 5 septembre devant l'Union des entreprises de conseil et achat média (Udecam).

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