Nouvelles caméras de surveillance, analyse toujours plus poussée des données personnelles, et bientôt lunettes virtuelles... Plus rien ne semble devoir échapper au champ de lecture des algorithmes. Enquête à Londres et dans la Silicon Valley.

Londres est la capitale mondiale de la vidéo-surveillance. Plus de 400 000 caméras sont dévolues à cet effet dans la capitale anglaise. Et près de 2 millions dans l'ensemble du Royaume-Uni, dont 100 000 dans les écoles du pays. Le gouvernement envisage de développer encore leur présence dans les cours de récréation, les préaux, et même les toilettes et vestiaires, où les élèves sont déjà filmés dans plus de 200 écoles.

Outre-Manche, Big Brother a connu son heure de gloire à l'été 2011, dans la foulée des spectaculaires pillages de magasins, qui ont conduit à l'arrestation de plus de 3000 personnes. Caméras de surveillance, comptes Twitter et Facebook, messageries de Blackberry, les policiers ont passé au peigne fin l'historique des faits, gestes et communications des émeutiers.
Un nouveau palier vient d'être franchi dans les rues de Londres avec la mise en place de nouvelles caméras HD, rotatives à 360°, permettant de zoomer sur un visage à 800 mètres de distance, d'opérer une reconnaissance faciale sur la base des mouvements déjà enregistrés, notamment via la localisation des smartphones ou les cartes à puce Oyster du métro.

Et le gouvernement envisage de donner la possibilité aux policiers de surveiller en temps réel, et non plus a posteriori, la navigation Internet des individus. Nommé «commissionner» du Home Office sur les questions de surveillance, Andrew Rennison manifeste régulièrement son inquiétude: «J'ai vu les analyses des tests de reconnaissance faciale automatique. Le Home Office atteint un taux de réussite de 90%, et les techniques s'améliorent quotidiennement.»
Ce «détournement» de l'utilité première des caméras de surveillance a déjà suscité maintes et vaines levées de bouclier chez les citoyens britanniques, en raison notamment du coût occasionné et des résultats très modestes obtenus en termes de sécurité. Depuis quatre ans, l'installation de nouvelles caméras a ainsi coûté 500 millions de livres (617 millions d'euros) aux municipalités, alors que le taux d'élucidation d'actes criminels ou de délinquance pour chaque caméra est inférieur à 1 sur 1000 par an et que ces caméras n'ont pas empêché l'explosion des émeutes de 2011, pas plus que les attentats terroristes de 2005.

Mais ces caméras ne sont pas ce qui inquiète le plus Eric Pickles, directeur de Big Brother Watch. «Le plus grave, dit-il, ce sont les données personnelles de nos smartphones et de nos comptes Google, qui peuvent désormais être surveillées en temps réel par les autorités, qui au fur et à mesure les amèneront à décider de ce que l'on doit voir et savoir. Le risque de filmer et d'enregistrer l'activité de citoyens dans leur vie intime, et sans leur consentement, sera beaucoup plus important.»

Les questions relatives au futur des nouvelles technologies se jouent bien au-delà de Londres. A New York, un Domain Awareness System, créé par Microsoft, fait également la chasse aux petits voyous comme aux grands terroristes depuis l'été dernier. Le maire Michael Bloomberg renforce ainsi ce qui a contribué à ses succès électoraux (forte diminution du sentiment d'insécurité) et a négocié le versement par Microsoft de 30% des profits qui seront réalisés grâce à la vente de ce système.
Mais c'est dans la Silicon Valley que se définissent les grandes orientations de la vie personnelle et sociale de demain. Les innovations semblent être de plus en plus rapides, comme le témoigne ce qui ressemble de plus en plus à la grande révolution des années 2020, celle des lunettes virtuelles.

Google va sortir dès l'an prochain ses «Google Glasses», qui permettront d'exécuter avec de simples lunettes les fonctions principales d'un smartphone, à l'aide de la voix. Microsoft vient d'embrayer sur le même thème et d'autres projets reposant sur de simples lentilles sont en cours de réalisation. La réalité augmentée constitue le principal chantier des années à venir... Un sujet où le géant Apple apparaît moins en pointe.
Cela dit, d'après Philippe Marivint, informaticien français qui a rejoint la Silicon Valley au début des années 1990, il faudra encore beaucoup d'évolutions pour que ces technologies portatives s'imposent vraiment.

«Pour l'instant, les lunettes genre Google Glasses, ça marche pour afficher quelques informations simples à l'infini, en monochrome et basse resolution par-dessus le champ de vision, et ça fonctionnera probablement pour la réalité augmentée dans l'avenir proche, mais pour regarder une vidéo par exemple, ce sera plus problématique», explique-t-il.

Google vient d'ailleurs d'embaucher l'un des plus grands visionnaires des nouvelles technologies, Ray Kurzweil, un gourou du transhumanisme qui a également travaillé pour la NASA et qui prédit à moyen terme la fin totale de la notion d'intimité. Les lunettes Google signifient en effet une nouvelle diminution de la séparation physique entre soi et le monde virtuel, l'utilisation des mains étant pour la première fois inutile. Toutefois, ce n'est pas tant l'internaute qui observe le monde virtuel, que le monde virtuel qui le scrute, s'adapte à lui, le guide là où la pertinence est la plus grande.
La question n'est déjà plus tant de savoir ce que l'on dévoile de soi, de sa vie privée, de ses goûts, de ses joies, de ses coordonnées bancaires, de ses photos, de ses mouvements, de ses recherches professionnelles, etc., mais bien de savoir ce qui reste en dehors du champ de lecture des algorithmes. Il semble que de moins en moins de choses échappent à Big Brother. La part de pensées ou visions intimes pouvant être observées de l'extérieur sera de plus en plus importante. Les logiciels équipés de sondes, qui permettent de reproduire sur écran une partie de l'imagerie des pensées produites par le cerveau, évoluent à très grande vitesse.
Reste à savoir si ce qui ressemble au plus grand cauchemar de l'humanité ne pourrait pas aussi devenir une extension intimiste de la société du spectacle. Plus encore que l'apogée d'une société de surveillance, comme l'avait imaginé George Orwell dans 1984.

«Nous vivons dans une société de plus en plus ouverte en matière d'exposition et de partage, estime Nick Pickles, mais c'est aux gens de décider ce qu'ils veulent montrer, pas à une autorité extérieure. Je ne pense pas que le tournant ait encore été atteint, mais il n'est pas loin. Les gens vont réagir lorsqu'ils verront qu'à tout endroit, et à tout moment, leur image et l'ensemble de leurs informations personnelles sont utilisées et qu'ils ne peuvent plus contrôler quoi que ce soit.» Big Brother n'a pas fini de fasciner ou d'effrayer.

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