Livre
Mais pourquoi sont-ils aussi méchants ? Professeur émérite à la Sorbonne, sémiologue, analyste des médias, François Jost se penche dans son nouvel ouvrage La méchanceté en actes à l'ère numérique (CNRS Editions) sur les nouveaux terrains d'expression des « haters ».

[Cet article est issu du n°1937 de Stratégies, daté du 15 février 2018]

 

Vous dédiez votre ouvrage «à tous les méchants qui m’ont donné envie d’écrire ce livre»…

François Jost. J’avais déjà écrit un ouvrage qui s’appelait Les Nouveaux Méchants (2015) dans lequel j’avais étudié la figure du mal dans la fiction. Puis, en ayant publié des articles chaque semaine pour Le Plus [site de L'Obs], j’ai personnellement expérimenté la méchanceté en ligne... J’ai décidé de me demander non pas si la méchanceté a changé ou si elle est plus répandue, mais plutôt comment on était arrivé à ces actes de méchanceté qui se répandent sur le net. Je me réfère en préambule au philosophe Jankélévitch, qui distingue être méchant et accomplir des actes méchants.

Vous distinguez trois facteurs de l’éclosion de ces actes de méchanceté à l’ère numérique…

En premier lieu, la spectacularisation de nos vies, à travers l’analyse de Guy Debord, qui montrait en 1967 que ce qui change dans notre société, c’est que tout ce qui est vécu devient du «vu». Ces propos, écrits en 1967 et commentés en 1992, trouvaient une sorte de prolongement dans les « reality shows » des années 1980-1990, avec des programmes de «médisance spectacle» comme Psy-Show puis L’Amour en danger, où les gens commencent à se donner en spectacle. Alors que le documentaire adopte une relation à la fois bienveillante et empathique avec l’autre, là, on se trouve face à des gens qui se donnent à voir - au début avec un public constitué de la famille et des amis et qui va par la suite devenir un public plus large, qui votera ensuite pour éliminer les candidats de téléréalité…

Le jugement des autres semble être devenu un sport national…

La méchanceté numérique va de pair avec l’extension du jugement. Le philosophe René Girard explique qu’étymologiquement, le mot grec «krinein» se traduit par critiquer, puis juger, puis condamner. J’utilise des émissions comme Un dîner presque parfait, où l’on note, l’on juge, et l’on condamne. Ce qui est extraordinaire dans cette émission, c’est que chacun croit avoir un «goût naturel», comme dirait Bourdieu, alors qu’en réalité ne s’exprime que le dégoût du goût des autres… Cette frénésie de notations rappelle aussi Black Mirror, qui dans son épisode Nosedive montre une jeune femme laminée par le jugement permanent de ses pairs. Rappelons que récemment, une application fondée sur l’évaluation d’autrui, «Peeple» a été fermée. Trop violente... Le jugement est partout, que ce soit sur un restaurant ou sur Airbnb, on peut condamner sans guère d’explicitation.

Bien souvent, comme vous le relevez, les «méchants» avancent masqués…

Le facteur aggravant sur les réseaux sociaux, c’est l’anonymat, le fait que tous ces jugements ne se font pas à visage découvert. Alors attention! Je ne suis pas opposé aux réseaux sociaux… Je dis simplement qu’avec l’anonymat on peut en toute impunité dire du mal d’un voisin ou d’un collègue, avec tout le risque d'amplification que cela comporte. Toute discussion devient, dès lors, impossible, puisque l’on ne sait jamais à qui l’on parle…

Vous avez vous-même été victime de ce genre d’attaques anonymes. Comment les analysez-vous?

Ce sont le plus souvent des attaques ad hominem, voire des attaques «ad statutum», et non pas sur le contenu… Plus une profession n’est pas «légitime», comme le dirait Bourdieu, plus elle se fait attaquer. Si je dis que je suis «sémiologue», j’ai droit à des commentaires du type «Mais le type, pour qui il se prend?», alors que c’est très précisément mon métier! Si l’on se présente comme analyste des médias, philosophe, on se fait démolir, avec des propos comme: «C’est à cause de gens comme ça que la France va mal.»
C’est sans doute le fait de se sentir mal représenté, le sentiment de ne pas avoir suffisamment la parole, qui entraîne cette violence. On sent là-dedans la conviction qu’il y a deux France. C’est aussi un symptôme de la montée du populisme dans nos sociétés actuelles. Avec, en creux, cette délectation malveillante résumée par Jankélévitch, qui sert de fil rouge à mon livre: «Ton malheur est mon bonheur: tel est le chiasme sadique de l'agressive et gratuite méchanceté.» 

Vous vous penchez également sur le «bashing», particulièrement celui des hommes politiques. Mais les chefs d’états ont toujours été beaucoup critiqués… Qu’est-ce qui a changé?

D’abord, le délit d’offense au chef de l’État, a été abrogé par le Parlement en 2013… Par ailleurs, il est utile de rappeler la théorie des «deux corps du roi» [exposé en 1957 par Ernst Kantorowicz]. Le roi est à la fois un être symbolique - «L’État c’est moi» de Louis XIV - mais aussi un être physique: on assiste au lever et au coucher du roi. D’une certaine façon, les hommes politiques se situent toujours entre les deux. Mais dans le cas de Nicolas Sarkozy et François Hollande, à force de vouloir être dans la normalité et dans la familiarité, on a prêté le flanc à la déconsidération du corps. J’en veux pour preuve la couverture de Marianne «Sarko est-il fou?» (2004), ou les nombreuses unes sur François Hollande: «Les Femmes de Hollande», y compris «Les cocus de Hollande», alors qu'il ne s’agissait pas d'histoires de femmes mais des Français… Le «bashing», quel qu’il soit, vise à tuer symboliquement.

Votre livre commence par un flashback vers les années Hara Kiri. Pourquoi?

J’ai choisi de me pencher sur Hara Kiri parce qu’il se définissait comme un magazine «bête et méchant». Rappelons qu’il s’inscrivait dans une période, celle de la guerre d’Algérie, très conservatrice. C’est une époque, en 1960, où une loi contre les fléaux sociaux entendait s’attaquer à l’alcoolisme, la prostitution, l’homosexualité…  Hara Kiri plaisantait beaucoup sur ces trois «fléaux». Mais le magazine avait une fonction très politique, Hara Kiri cultivait une sorte de méchanceté utile. Il ne s'agissait pas de méchanceté au sens propre d’ailleurs - plutôt d'humour noir qui ne serait plus tellement possible, plus forcément audible aujourd’hui. 

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