Achat d'espace
Suite à la sortie d'un rapport de l'association des annonceurs américains sur l'opacité du marché des médias outre-Atlantique, le débat sur la transparence de l'achat d'espace digital en France refait surface avec en ligne de mire le décret d'application de la loi Macron qui n'a toujours pas été publié.

Un coup de tonnerre déclenché aux Etats-Unis mais dont les effets n'ont pas tardé à se faire sentir de ce côté-ci de l'Atlantique. Depuis la divulgation dans la presse des conclusions du rapport du cabinet d'investigation K2 Intelligence, intitulé «Media transparency in the U.S. advertising industry», il y a de l'électricité dans l'air entre agences et annonceurs du plus grand marché mondial de la publicité. Commandé en octobre dernier par l'ANA (Association of national advertisers), l'organisme représentant les annonceurs américains, ce document de 58 pages est pour le moins explosif.  

 

De fait, son contenu révèle des pratiques peu orthodoxes pour ne pas dire délictueuses sur le marché de l'achat d'espace publicitaire aux Etats-Unis. Selon ses auteurs qui se basent sur plus de 150 sources ayant fourni des témoignages confidentiels et des documents tels que des contrats et des emails apportant des «preuves substantielles», des systèmes de «remises occultes versées en liquide» par les régies aux agences et «d'autres pratiques opaques» (espaces gratuits, commissions en échange de prestations parfois fictives...) seraient courantes. Et ce, sans que le client-annonceur en ait connaissance. Certaines de ces pratiques étaient «négociées et même signées par de hauts responsables d'agences média», avance le rapport. L'ANA souligne que «cinq des six majors publicitaires et leurs filiales médias ont refusé de répondre aux demandes d'entretiens». Interpublic aurait été le seul à se plier à la demande de l'ANA. 

 

L'étude révèle également plusieurs exemples où les remises payées aux agences représentaient entre 1,67% à 20% des dépenses médias globales du budget investi par l'annonceur. Certaines transactions ont fait l'objet de majorations de 30% à 90% par rapport au prix initialement pratiqué par le média. Autant de dévoiements que le président de l'ANA, Bob Liodice, estime «systémiques», préconisant du coup une remise à plat de l'écosystème publicitaire américain (lire entretien). 

 

Ce que soutient activement son homologue britannique, l'Isba (The Incorporated Society of British Advertisers), dans un communiqué daté du 8 juin : «le rapport [de l'ANA] souligne une certaine naïveté des annonceurs. Beaucoup n'ont pas actualisé leurs contrats avec leurs agences depuis plus de 10 ans, notamment en matière de transparence. Les annonceurs doivent reprendre la main en intégrant notamment dans leurs équipes des experts médias». Interrogée par Stratégies, Hicham Felter, Communications Manager de l'Isba, confirme : «si nous avions fait une telle étude en Grande-Bretagne, indubitablement nous aurions eu les mêmes résultats. Le manque de transparence des pratiques actuelles est un secret de Polichinelle. Il est probable que les annonceurs vont lancer leurs propres vérifications en interne, notamment lors de la rénégociation ou de la signature de nouveaux contrats. Pour l'instant, les agences semblent plutôt se cantonner dans le déni. C'est regrettable.»

 

Réactions en chaîne côté agences

 

En témoigne la teneur des réactions des grands groupes publicitaires. Dans un communiqué publié le 7 juin, Publicis Groupe déclarait, d'abord sur la défensive: «toutes les négociations de contrat que nous engageons avec nos clients intègrent les normes de transparence qui leur conviennent». Avant de passer très vite à l'attaque : «l’ANA a manqué à ses devoirs envers ses membres, envers les annonceurs, les agences et toute l’industrie. Le rapport s’appuie sur des allégations et dénonce des situations mettant en cause des entreprises ou des individus non identifiés pour exposer des faits non vérifiables (...) Les différentes pratiques évoquées donnent une image déformée de la profession en laissant entendre que celles-ci sont très répandues (...) ces déclarations peuvent causer des dégâts financiers et réputationnels très importantes à nos agences».

 

Martin Sorrell, CEO du WWP, n'est pas en reste. Lors de la présentation des résultats du groupe mercredi 8 juin à Londres, il déclarait : «Cela a été présenté comme une étude indépendante. Mais ce n'en est pas une. Aucune contribution des six grands groupes publicitaires n'a été intégrée à ce rapport. Ce dernier fait référence à un entretien avec l'un des six groupes mais n'a certainement pas impliqué les sociétés holding de quelque façon que ce soit (...) La position de Group M est tout à fait claire concernant les remises sur le marché américain : il n'y en a pas.»

 

Même son de cloche chez Omnicom: «le respect des contrats de chacun de nos clients a toujours été au centre de  nos préoccupations, de même que la transparence dans l'exécution de chaque contrat». Idem chez Interpublic: «IPG a été précurseur en matière de transparence des médias depuis 2005, lorsque nous avons activement combattu ce genre de pratiques aujourd'hui soulevées par le rapport de l'ANA. Nous avons éliminé ces pratiques au sein de notre organisation et renforcé nos contrôles de gouvernance».

 

Effet collatéral en France

 

Compte tenu de l'internationalisation du marché publicitaire, l'affaire a très vite dépassé les frontières des Etats-Unis. La question de la transparence avait déjà été souligné voilà deux ans par la WFA (World Federation of Advertisers) via son «Global Media Transparency Index». Les Etats-Unis y obtenait alors un piètre score (indice 81), à peine mieux que la Grande-Bretagne (88) et l'Allemagne (91). La Chine étant le marché le plus opaque avec un indice de 149. La France se plaçait parmi les pays les plus «vertueux» avec un score de 69. «Mais 69 ne veut pas dire 0», lâche aujourd'hui encore Pierre-Jean Bozo, directeur général de l'Union de annonceurs (UDA) qui, à l'occasion de la publication du rapport de l'ANA, espère bien relancer le débat de la transparence dans l'Hexagone. 

 

Dans un communiqué daté du 9 juin, l'UDA demande ainsi «la publication immédiate du décret d'application de la loi Macron qui modernise le cadre juridique de la loi Sapin et renforcera les conditions contractuelles de confiance entre les agences et les annonceurs sur un marché qui s'est fortement digitalisé». Ce décret doit permettre aux annonceurs, au travers d'un reporting réalisé par les supports ou leurs régies, de vérifier que les agences et autres acteurs intermédiaires du marché exercent leurs activités dans un climat de transparence.

 

L'organisation représentative des annonceurs s'impatiente : «ce texte équilibré est le fruit d'une négociation entre les différentes parties prenantes. Or depuis le vote de la loi le 6 août 2015, le décret n'a toujours pas été publié. Pourquoi une telle lenteur ?», s'interroge Pierre-Jean Bozo qui n'exclut pas de «recourir à la méthode américaine si le dossier n'avance pas. A minima, on s'inspirera des conclusions du prochain rapport de l'ANA que livrera le cabinet d'audit Ebiquity avec des préconisations concrètes suite au travail de K2 Intelligence». 

 

Des menaces qui n'ont pas échappé aux agences média. Jean-Luc Chetrit, président de l'Union des Entreprises de Conseil et Achat Media (Udecam), assure que «les annonceurs français recourent déjà massivement aux audits pour regarder comment travaillent leur agences. Aujourd'hui, la moitié des budgets médias sont soumis à audit». Le directeur général de l'UDA rétorque «qu'il s'agit surtout d'audits d'efficacité menée par les annonceurs sur leurs seules agences et non d'audit sur les flux financiers à plus grande échelle».

 

Réclamant également la mise en oeuvre de la loi Macron qui pourrait être effective en septembre, l'Udecam souhaite que les agences médias ne deviennent pas le bouc-émissaire dans ce dossier, rappelant que le sujet les dépasse compte tenu de la multiplicité des acteurs dans la chaîne du numérique. «Ce marché est loin d'être aussi opaque qu'on le dit, il est surtout complexe», estime Jean-Luc Chetrit. Agences et annonceurs ne sont manifestement pas sur la même longueur d'onde, l'UDA rappelant que l'étude de la WFA en 2014 avait constaté que sur 100 euros investis, seuls 40 revenaient aux médias. 

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