Ils sont au cœur du fonctionnement des agences. Une pratique le plus souvent tue même si tout le monde semble y trouver son compte. Mais certaines enseignes tendent à en abuser. Enquête.

Un «nègre», un «mercenaire», un «kleenex»… Chacun a son image pour décrire au mieux le statut de free-lance, qui n'existe sous cette forme que dans la publicité. Une pratique très ancienne et souvent dissimulée dont toutes les agences usent et parfois abusent. En surface, c'est l'omerta, le tabou. Dans certaines grandes enseignes françaises, on refuse catégoriquement d'aborder officiellement le sujet.

Pourquoi tant de précautions et de défiance alors que tout le monde fait travailler des «free»? «Parce que l'avouer d'emblée, c'est laisser sous-entendre que vous n'avez pas les talents nécessaires au sein de votre agence», admet un responsable d'agence. Entretenir son image vis-à-vis de la concurrence et surtout de l'annonceur, c'est le premier souci des agences de publicité. Et pour cause: un client comprendrait peut-être mal que ce ne soit pas tel créatif dont il a, en quelque sorte, «acheté» le talent, qui soit à l'origine de sa campagne. «La relation agence-free-lance n'a pas vocation à être personnalisée, argumente Olivier Altmann, directeur de la création monde du réseau Publicis. C'est aussi une façon de préserver celle avec l'annonceur.»

Derrière certaines campagnes de grandes marques, il y a donc parfois le talent de créatifs free-lances, rarement mentionnés par l'agence. «Tant pis, avoue à demi-mot un directeur artistique, free-lance repenti. Quand on est un créatif free-lance, on est un mercenaire. On n'a pas forcément le nom, mais on a l'argent.» Tout le monde serait donc gagnant dans l'histoire.

Malgré cette discrétion partagée, différents visages du créatif free-lance peuvent être identifiés. Il y a d'abord le «spécialiste», le créatif «star» dans son domaine. Celui que les agences appellent à la rescousse parce que la mode, le luxe, les films institutionnels ou l'humour, c'est sa spécialité. C'est le free-lance que le marché a le moins de mal à cacher.

Très peu nombreux il y a encore quelques années, leur nombre a tendance à augmenter. La crise économique est  passée est là. Les agences se sont vues dans l'obligation de dégraisser il y a déjà quatre à cinq ans. Résultat, beaucoup de talents se sont retrouvés sur le marché du travail. Ainsi, le free-lance qui était au départ souvent un statut de créatif «raté» est peu à peu devenu le lot de talents «seniors».

Dans l'agence version 2010, peuplée principalement de directeurs de création et de créatifs juniors, le besoin de faire appel à ces professionnels aguerris sortis du circuit se fait régulièrement sentir, des concepteurs-rédacteurs ou directeurs artistiques confirmés qui officient en indépendants. Pour le plus grand bonheur des agences qui ont ainsi le choix parmi de grands talents. Des profils que peu d'agences pourraient aujourd'hui se permettre de rémunérer à l'année.

Entre indépendant et mercenaire

Chacun y trouve son compte, comme l'ancien concepteur-rédacteur Pierre-Dominique Burgaud, qui s'est volontairement éloigné du marché depuis quelques années (lire l'encadré). D'autres, victimes de la crise, se sont installés en free-lance par défaut, comme Bernard Naville, qui tourne avec une moyenne de deux à trois «free» par mois. «Le travail en équipe me manque, confie le publicitaire. Et puis, si pendant quinze jours, je n'ai pas d'appel, je panique…» Mais chacun reconnaît aussi les avantages de l'indépendance: «Cela évite les contingences de réunions à répétition. On est briefé à l'agence, puis on part réfléchir chez soi pour envoyer ensuite des idées de campagne. C'est assez idéal», explique Pierre-Dominique Burgaud. «On sort des luttes de pouvoir. Il y a beaucoup moins d'égo et d'états d'âme dans son travail puisque, de toute façon, on ne signera pas la campagne», admet également Bernard Naville, pour qui, de fait, «le free-lance est vraiment au cœur du métier de la création».

Dans ce cas de figure, il est toutefois rare qu'une agence confie aux seuls free-lances un budget de grande marque ou a fortiori une compétition. La plupart du temps, ceux-ci travaillent en doublon avec un team créatif de l'agence. Leur fonction: être un vivier d'idées.

Or, certaines agences sont justement devenues très gourmandes. «En agence, je propose en moyenne trois pistes créatives. Quand j'étais free-lance, il fallait en fournir au moins sept, confie un directeur artistique. C'est normal: on est l'amuseur de réunion, on se doit de soulever des lièvres. Mais, au final, il est rare que notre idée originale soit gardée intacte.» «On peut aussi arriver sur un budget comme une bouffée d'air, pour redonner de l'allant à l'usure normale des créatifs au sein de l'agence», ajoute Pierre-Dominique Burgaud.

Mais il y a un autre visage du free-lance, pour lequel la discrétion reste plus que de mise: celui du mercenaire interagences. «On fait un métier basé sur l'affectif. Or, là, on verse carrément dans l'adultère publicitaire», lance avec malice Olivier Apers, directeur de création chez BETC Euro RSCG. Cette pratique représente pourtant plus de 75% de la réalité du marché. Impossible de savoir qui travaille en sous-main pour quelle agence concurrente, mais une chose semble acquise: la pratique s'est généralisée. «La journée, je bosse pour mon agence. Le soir et le week-end sont consacrés au free», avoue, «off the record», un concepteur-rédacteur. Pour certains, le but de ces extras est de «mettre du beurre dans les épinards». Pour d'autres, il s'agit d'«une motivation nécessaire pour ne pas s'user». Enfin, quelques-uns avouent qu'ils n'hésitent pas à recycler, par ce biais, les idées rejetées par leur employeur. Résultat, certaines commandes peuvent prendre très peu de temps: «Parfois, un free, c'est juste le temps d'un déjeuner», lance un concepteur-rédacteur. Une histoire très rentable, donc.

«Savez-vous si vos créatifs font des free?» A cette question, les patrons d'agence observent pour la plupart un silence accompagné d'un sourire amusé. «Ils le font s'ils le veulent, mais je préfère ne pas le savoir», assure un directeur de création. Le système vire au paradoxe: «Un directeur de création en agence dont aucun des “teams” n'est pris en free-lance peut se poser des questions», ironise Gilles Fichteberg, codirecteur de la création de CLM BBDO.

La pratique étant très développée, il n'est pas rare d'avoir le «team» d'une agence X se retrouver à faire un «free» pour une agence Y, donc en concurrence frontale avec celui de sa propre agence… Une situation d'autant plus délicate que les contrats des créatifs français contiennent tous une clause d'exclusivité. Un motif de licenciement tout trouvé, quand on veut se séparer de quelqu'un…

Mais les cas restent rares. Le «free» entre agences reste plutôt un excellent moyen de se faire recruter. «Dans le cas de créatifs juniors confirmés, dont le “book” n'est pas encore suffisamment garni, il est assez fréquent de passer d'abord par du free pour les embaucher», explique Olivier Apers.

Importante variation selon l'agence

Comment prendre la véritable mesure d'un marché dissimulé? «A cause de la crise, depuis trois-quatre ans, c'est tout un marché parallèle d'offres et de demandes qui s'est développé», décrit Gilles Fichteberg. Une force d'appoint conjoncturelle devenue indispensable du fait du dégraissage de la masse salariale en agence, mais pas seulement… L'autre intérêt d'avoir recours aux free-lances pour une agence est qu'ils n'apparaissent pas dans les coûts fixes, lui permettant ainsi de tenir ses objectifs économiques tout en palliant le manque de personnel.

«Depuis la crise, les grands groupes de communication ont une pression très forte de leur management international. Le free est une solution pour l'assouplir», explique Bruno Walter, ancien patron de Draft-FCB et d'Ogilvy One, créateur de la start-up Captain Dash.

Résultat, certaines agences en abusent: des free-lances prennent ainsi racine dans les agences pendant un an, voire plus. Mais, là encore, difficile de se plaindre car les salaires sont globalement plus élevés en free. Les tarifs pratiqués varient bien évidemment en fonction de la notoriété du créatif et du travail demandé. Trois mille euros seraient toutefois une rémunération moyenne pour un simple brief de campagne. «Pendant les six mois où j'ai été free-lance, je n'ai jamais été aussi bien payé. Malgré tout, le stress de ne pas être rappelé gâchait tout», témoigne un créatif, réembauché depuis dans une agence.

D'une agence à l'autre, d'importantes variations existent quant au volume de «free» utilisé. «Nous faisons appel à des free-lances pour un budget sur dix», confie Gilles Fichteberg. Pour lui, le free-lance idéal est un réel indépendant qui vient en résidence à l'agence le temps d'un projet ponctuel. Son utilisation y est par ailleurs plus conjoncturelle (surplus de travail) que compétitive (prospects). D'autres agences sont de plus grosses consommatrices. Ainsi BETC Euro RSCG aurait recours à des free-lances pour au moins un tiers de ses briefs, selon de nombreuses sources, une situation non confirmée officiellement. Des groupes comme TBWA ou Ogilvy consacreraient plusieurs centaines de milliers d'euros annuels aux «free». «Ce recours intensif est un jeu dangereux pour une agence, considère Guillaume Chifflot, vice-président chargé de la création de Leo Burnett. Le travail de celle-ci est aussi de créer une marque de fabrique, une âme. C'est cela qu'achète le client. Or, les free-lances ne baignent pas dans le travail de cette équipe au quotidien.»

Et si les free-lances finissaient, justement, par draguer directement les clients des agences? Des free-lances qui s'assument, des annonceurs plus matures: le tour semblerait assez vite joué… «Travailler pour l'annonceur est une solution que j'envisage de plus en plus, notamment parce que des commerciaux se mettent aussi en free-lance», explique par exemple Sébastien Deleau, directeur artistique et réalisateur indépendant, qui a récemment travaillé de cette manière pour une grande marque américaine. Une tendance qu'Internet devrait accentuer. «Ce secteur, dans lequel les compétences évoluent très vite, a déjà ravivé le phénomène de “meute”, raconte Ludovic Delaherche, vice-président marketing et développement d'Eyeka. Je suis régulièrement mandaté par des annonceurs pour monter une équipe ad hoc de créatifs free-lances spécialisés Web.» Un directeur artistique ajoute: «Cette tendance commence à toucher les créatifs plus classiques. Après trois ou quatre campagnes à succès en agence, certains se mettent volontairement en “free” et l'annonceur n'hésite pas ensuite à passer directement par eux.» L'histoire du free-lance ne fait donc que (re)commencer.

 

 

Encadré

A Londres, un statut différent

Dans la capitale britannique, le recours aux free-lances est beaucoup plus assumé qu'en France. Et pour cause: le «free» entre agences n'existe pas. Question de culture et de volume de marché. C'est la marque de l'agence qui prime. Des chasseurs de tête vendent ainsi les créatifs indépendants afin de les placer sur les gros budgets ou compétitions. Et, selon l'activité, les agences britanniques augmentent ou baissent leur quota de free-lances. Mais la crise est aussi passée par là et beaucoup de teams seniors sont à présent sur le marché. Conséquence: «Aujourd'hui, les free-lances planchent sur les grosses compétitions et les créatifs en agences sont cantonnés à leurs budgets, remarque Thierry Albert, directeur de création chez Mother. Leur statut commence à devenir très enviable.»

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