Le monde de la création et de la communication semble englouti par la puissance de l’IA. Si l’outil a en effet de quoi surprendre, il invite surtout à valoriser ce qui fait le génie humain.

Bernard Stiegler disait que tout objet technique est un « pharmakon » au sens antique du terme : tout à la fois remède, poison et bouc émissaire. Ce sont bien des sentiments d’émerveillement et de peur profonde qui animent le monde de la création et de la communication face à la déferlante de ce nouvel objet technologique à la saveur quasi magique. Sont actuellement recensées plus de 350000 solutions d’IA dans le monde. Panique à bord. Microsoft, Google, Adobe, Getty, pris de vitesse, investissent massivement et proposent aux agences des outils nouveaux autour d’algorithmes propriétaires développés à la hâte. Tout le monde se dit qu’il faut en être, au risque de laisser passer le train technologique. Mais en être de quoi ? 

Il y a tout d’abord les tenants d’une production à prix cassés qui regardent l’IA avec une émotion à peu près équivalente à celle d’un patron de filature voyant les premiers métiers à tisser Jacquard apparaître. « Cela existe. Cela peut faire, à peu près la même chose, à prix cassés. Mieux vaut être du côté des disrupteurs ! ». De ce point de vue, les théories de Lavoisier rejoignent les externalités négatives de Schumpeter : rien ne se perd, tout se transforme. D’autres considèrent que l’outil, non seulement se départit des tâches répétitives et fastidieuses, mais nous permet de rêver plus grand. L’IA repousse les limites comme le logiciel Catia de Dassault Systèmes a pu donner corps aux rêves architecturaux les plus fous de Franck Gehry et autres Zaha Hadid. 

Mais cette vision ne fait pas état d’une faille narcissique plus profonde. Le philosophe Mark Alizart théorisait, au lendemain de la victoire d’AlphaGO sur le champion du monde chinois, une nouvelle mise à mal de notre ego d’humains. Après Galilée qui mit en évidence que l’homme n’était plus au centre du monde, après Darwin qui le fit descendre du singe, après Freud qui en limita le libre arbitre, l’IA fait de la machine une puissance créatrice qui pourrait échapper à ses inventeurs. 

L’IA a en effet de quoi surprendre. L’acte de création semble englouti par la puissance et la vitesse de calcul de cet oracle algorithmique. Les plateformes concrétisent ce qui, jusqu’à présent, relevait du fantasme. Alors que déjà s’était partout imposée la «routinisation de la panique temporelle» décrite par la sociologue Muriel Darmon, le «c’est pour tout de suite» des questions qui nous sont posées devient concrètement réalisable. Les réponses créatives s’imposent à la même vitesse que celles aux requêtes formulées sur les moteurs de recherche. Ce rapport à l’instant risque d’obérer le discernement et de le déléguer, de fait, aux machines probabilistes.

Le discernement n’est pas compressible

Alors mise au rebut de l’humain, poison de l’Humanité ? Ce mauvais génie interroge surtout sur ce qui fait l’œil, la création, l’idée sensible, puissante et prégnante. Car dans cette crainte, se joue une confusion bien classique entre production et effet produit, entre capacité à faire et intentionnalité et plus trivialement entre temps passé à produire et valeur d’une idée. Si le temps de la production tangente vers zéro, ceux de l’intention, de l’analyse, de la compréhension, de l’évaluation et bien sûr du discernement ne sont en rien compressibles. Et si la rareté n’est plus dans la production, elle se trouve plus que jamais dans la capacité d’attention, de dénotation et la finesse d’une proposition qui saura nous toucher. 

En somme, l’IA constitue une exigence supplémentaire, invitant à penser et valoriser ce qui fait le génie humain, son caractère sensible et le mouvement des idées. Elle interroge sur la part de routinisation, de production sans intention ou de mécanisation que nous avons en réalité d’ores et déjà acceptée dans nos métiers par facilité et/ou pragmatisme. Alors, dans cette ambivalence classique entre remède et poison, la boîte magique que constitue l’IA n’est peut-être que le bouc émissaire qui doit avant tout nous inviter à tuer la machine, la pensée machiniste que le productivisme a installé en nous.