CAHIER TRANSITION

Le réalisateur Luc Jacquet revient sur grand écran avec Voyage au pôle Sud. Une nouvelle expédition en Antarctique, trente ans après sa première traversée du Continent blanc. Un retour vers la beauté magnétique d’un lieu fondamental, à la fois source et fragile, qui rappelle Retour en terre de Jim Harrison, l’un de ses auteurs préférés.

On aurait pu intituler cette interview « Au royaume du vent »… car c’est vraiment l’impression que l’on a en entrant avec vous sur le continent antarctique via la « porte », comme vous la nommez, sud-américaine. Si l’œil est plus attiré par la beauté, les plaines arides de Patagonie, puis les glaces, le blanc, la pureté des paysages, c’est bien le vent qui décide de chaque plan du film. D’ailleurs, on dirait que vous vous en êtes fait un meilleur ami : il est présent dans toute votre filmographie.

Luc Jacquet. Ah… c’est étonnant que vous pointiez cela. C’est vrai, vous avez raison. Mais personne ne semblait s’en être jamais aperçu.

Vous le recherchez, ce compagnonnage ?

Oh, je pense que cela date de ma première rencontre avec les vents forts, les vents que l’on appelle catabatiques, dont les plus violents sont recensés en Antarctique. Faire la connaissance de ces vents, c’est la manière la plus symbolique de se confronter aux éléments extrêmes que l’on rencontre sur place. Vous vous attendiez à dealer avec la nature, car sur place elle ne vous donne pas le choix. Eh bien, il faut aussi apprendre à le faire avec ces vents infernaux, lesquels vous obligent à une série de gestes justes. C’est un magistère d’une puissance inouïe. Ce sont des choses que l’on ne ressent que là-bas, mais qui sont omniprésentes et que l’on intègre d’instinct. C’est le vent qui décide et imprime le rythme de vos journées. Il va déterminer, c’est une évidence, la tranquillité ou non de votre voyage en mer. Mais c’est aussi lui qui incitera, ou pas, la neige tombée au sol à entrer en effusion, qui vous autorisera, ou pas, et pour combien de temps, à avancer, ouvrir une porte, sortir, filmer… Cet impératif et le fait qu’il n’y ait aucune autre solution que de s’y soumettre, cela m’intéresse. Sans parler bien sûr de toutes les sonorités qu’il charrie… Comment vous dire ? Je suis très troublé que vous ayez noté cela… Disons qu’il y a un tribut à payer au vent. Lui donner vie dans le film, même de façon discrète, c’est une façon, pour moi, de lui rendre hommage.

Et cette rencontre avec le vent commence avant même d’arriver sur l’Antarctique, en chemin…

Oui, bien avant, c’est d’ailleurs le début du film, il y a la route à prendre en Patagonie. Ce sont déjà les vents catabatiques. D’énormes masses d’air froid circulant au-dessus des glaciers, ceux de la calotte patagonienne et de la calotte glaciaire de l’Antarctique ; ils se précipitent vers des zones plus chaudes et la rencontre entre les deux crée des radians qui provoquent ces vents surpuissants. En Patagonie, le vent souffle à vous rendre fou. Il détermine le quotidien des populations, l’organisation de leur habitat. Quand on est sous les tours de Paine [trois pics de granit pur, de plusieurs milliers de mètres de hauteur], le bruit du vent dans vos oreilles… c’est l’équivalent d’un Boeing qui décolle. Par ailleurs, il joue avec le relief pour créer des voix singulières, fascinantes.

Venons-en à ce « continent magnétique », l’Antarctique, « où l’on peut faire le tour du monde en quelques pas », comme vous dites : est-ce votre endroit préféré sur Terre ?

Oui, assurément. Mais pas que pour moi. C’est un peu ce que j’ai essayé de montrer dans le film. Le charme du lieu opère sur tous ceux qui s’y rendent. Et ce charme infaillible fait partie du mystère. J’ai essayé de me faire l’ambassadeur de tous ceux qui y sont allés avant moi, qui ont ouvert la route. Souvent au péril de leur vie. Quand on lit par exemple les écrits de James Cook faisant escale en Polynésie avant de repartir vers le « Continent inconnu »… c’est fou et si émouvant. C’est troublant de voir que nous tous qui sommes allés là-bas, à travers les siècles, utilisons chaque fois les mêmes mots, le même lexique, car le langage peine à nommer le mystère, à décrire l’attraction du lieu, son effet sur les êtres.

Êtes-vous passé par les quatre « portes », pour vous y rendre ? Celle de la Patagonie a manifestement votre préférence.

Oui, je suis passé par les quatre. Le fait de passer par l’une ou les autres change complètement le rapport au voyage. Partir d’Australie, de Nouvelle-Zélande, d’Afrique du Sud ou de Patagonie n’est pas indifférent. La géographie de l’endroit, son histoire, son rapport mythique aux éléments, son passé de grandes explorations : tout cela compte et, pour moi, c’est en Patagonie que l’on s’approche le plus du réel, de l’authenticité du lieu. C’est le temple de l’ailleurs, du fantasme des terres lointaines, de l’intact. Pour moi, la Terre de Feu est l’endroit le plus fort, le plus symbolique par lequel passer. C’est celui qui a le moins changé, qui a été le moins domestiqué et qui permet une reconnexion immédiate avec ces grandes expéditions passées, entrées dans l’Histoire.

Les conditions météorologiques et la complexité de toute mission sur place, les petites fenêtres de temps pendant lesquelles vous pouvez y aller : tout cela concourt à vous faire partir en équipe restreinte. Ce format réduit d’équipe et de moyens de tournage, est-ce ce qui vous permet d’approcher si près des animaux ? On est encore frappé, comme dans La Marche de l’empereur, de leur placidité, alors que vous êtes si proches d’eux. La présence humaine ne semble pas les effrayer.

En effet, cela peut paraître étonnant. Pour moi, c’est presque la partie la plus addictive. Attention, cela nous confère une grande responsabilité, car évidemment, il s’agit de ne pas en profiter pour les perturber ou déséquilibrer leur écosystème. Comment on se déplace autour d’eux, comment on les filme, à quel moment s’approcher ou les laisser approcher… il nous faut prendre le maximum de précautions. Si ces animaux n’ont pas peur de nous, c’est parce qu’ils n’ont jamais été confrontés à la présence de l’homme. Pour moi, c’est vraiment merveilleux, il n’y a pas d’autre mot. Les empereurs qui s’approchent… Enfin, imaginez : vous vous asseyez sur la glace ou vous restez là debout, et au bout d’un moment ils viennent vous voir, ils vous regardent sous toutes les coutures et là vous vous dites : « Mais qu’est-ce qui m’arrive ? » Il y a deux endroits au monde, pour ça : les Galapagos et l’Antarctique. Deux endroits où l’homme est soit quasiment absent, soit si discret et mesuré dans son occupation de l’espace que le contact avec le monde sauvage devient possible, sans risque. C’est une revanche, pour moi ! Quand j’ai fait Le Renard et l’Enfant, il y avait déjà cette obsession du dialogue avec le vivant. Je n’ai pas digéré le fait que quand j’étais enfant, les animaux s’enfuyaient devant moi. Encore à l’âge que j’ai, je le garde en travers de la gorge. J’ai pris ça comme une malédiction.

Donc là, ce qu’on voit de votre rapport aux animaux en Antarctique, ce n’est peut-être pas une revanche. Plutôt… une réconciliation ?

Voilà ! C’est exactement le mot ! Et ces moments de paix retrouvée avec les animaux, cela fait du bien. Beaucoup de bien.

Mais ça fait aussi du bien à la spectatrice ou au spectateur qui le voit. On sent le profond respect que vous portez au lieu de vie de ces animaux, à leur existence et à l’équilibre que vous ne voulez pas briser…

Disons que c’est un moment où vous prenez conscience d’un rapport à l’autre très particulier. D’un seul coup, il change. On se sent redevable à l’égard de ces animaux qui sont à nos pieds, responsable de ne pas les déranger, de préserver leurs conditions de vie. Redevable de la beauté qu’ils nous offrent et créent sans cesse pour nous. Normalement, après cela, vous ne vous comportez plus du tout de la même manière dans votre propre existence.

« Tu m’as demandé pourquoi je retournais là-bas. » Vous posez la question au début de ce film, très personnel, à la première personne, dans lequel on vous voit plus qu’on ne vous a jamais vu dans les précédents… La réponse est dans le film. Mais j’ai l’impression qu’en réalité, elle est en chacun de nous et que vous nous invitez, nous spectatrices et spectateurs, à la trouver.

Pour moi, c’est l’objet du film. Je me suis toujours trouvé à court de mots pour parler de ce que ce voyage transforme en celui qui le fait. Et pourtant, Dieu sait que j’ai eu à tenter à de très nombreuses reprises d’expliquer, y compris à ma femme et à mes enfants, ce que je trouvais là-bas, ce qui m’y attire sans cesse. Puisque je ne trouve pas les mots, qu’ils n’ont jamais la dimension voulue, je compte sur mon film pour le faire. C’est vraiment ce que je voulais, avec ce film : partager. C’est-à-dire que les gens en ressortent en ayant ressenti cette émotion. En même temps, je les emmène en voyage en leur laissant le plus de place possible, afin qu’ils s’approprient eux-mêmes l’instant. C’est cela qui m’intéresse. Et c’est aussi parce que dans ce moment de notre histoire humaine, où [nous qui nous soucions de la beauté du monde] sommes à court d’arguments pour faire changer les comportements, alors que d’autres ont fait profession du catastrophisme – et on ne peut pas leur en vouloir, car la réalité est en effet catastrophique –, il faut essayer une autre voie que celle du prêche à propos de cette société qui va mal. Moi, j’essaie d’amener les gens à percevoir, à vivre cette expérience unique, afin qu’ils se rendent compte à quel point tout ce qui se trouve là-bas, toute la vie, toute la beauté que l’on y découvre, sont précieux. Et si cela contribuait à changer leur comportement à l’égard de la planète sur laquelle nous vivons ?

Vous nous donnez à voir et à ressentir… et c’est un peu à nous de prendre nos responsabilités. Vous avez fait le boulot de transmission, à nous de préserver la découverte ?

Oui enfin… je prends ma part du boulot également ! J’ai essayé beaucoup de choses depuis des années – y compris avec La Glace et le Ciel [documentaire consacré au combat du scientifique Claude Lorius] – et je me suis retrouvé, comme je le disais, à court d’arguments. Il est possible qu’en revenant à l’essentiel, aux origines de mon propre chemin, en employant un ton plus personnel, je parvienne à toucher le public différemment.

J’évoquais un film personnel, mais je crois qu’il serait plus juste de parler d’un film intime… Un engagement intime qui se dévoile, sans impudeur. Une blessure sourde, qui s’ouvre à nous.

C’est aussi une question de moment. Une question d’âge, de maturité et de positions que je n’aurais peut-être pas pu assumer avant, mais que j’affirme aujourd’hui en employant le « je », et en entrant dans l’image. Jamais je ne me serais permis ce genre de film il y a quelques années. En toute honnêteté, j’ai aussi été contraint par une question de budget ! Si j’avais eu ce qu’il fallait, j’aurais engagé un acteur, sans l’ombre d’une hésitation. Mais finalement, le fait d’avoir été poussé à le faire moi-même, tout en essayant à toute force d’éviter un truc égotique ou autocentré, eh bien cela lui donne une autre dimension. La situation m’a obligé à assumer mon inquiétude, mon point de vue.

Vous avez reçu une formation d’écologue. Vous êtes un cinéaste et un militant du vivant qui sait de quoi il parle… En trente années de cap Horn et d’Antarctique, qu’est-ce qui vous marque le plus dans l’évolution du lieu ? Voire, qu’est-ce qui vous blesse le plus ?

C’est sûr que cette éducation scientifique, je ne la perdrai jamais. Elle m’accompagne, même si je ne me considère pas comme un scientifique, vu le temps depuis lequel j’ai quitté la discipline. Mais je vois la dégradation avec un œil averti et je continue de travailler avec des chercheurs, de m’informer. Je garde une approche scientifique du sujet et une grande admiration pour leur engagement. Par exemple celui de Claude Lorius qui nous a quittés il y a peu ou celui de Jean Jouzel, qui alerte depuis si longtemps… Quel courage il a, quelle patience, quelle abnégation ! Je ne peux m’empêcher de penser que ces gens ont passé leur vie à documenter des phénomènes que l’on vérifie aujourd’hui de façon éclatante. Leurs prévisions étaient parfaitement exactes. Et j’ai une obsession de l’exactitude du programme morbide dans lequel nous plongeons. Ces gars-là n’étaient pas des prophètes de malheur, c’étaient des scientifiques qui s’appuyaient sur des données objectives pour nous alerter sur ce qui nous arrive aujourd’hui et ce qui nous attend demain. Toutes choses qui se vérifient aujourd’hui au millimètre près. Je trouve cela d’un pathétique absolu. Ça me bouleverse. J’ai un sentiment d’échec terrible. Comme des milliers de gens, j’ai essayé de provoquer une prise de conscience, depuis des années. Sans succès. On n’a pas réussi à faire changer les gens ! Et quand je vois arriver au pouvoir des climatosceptiques un peu partout dans le monde, je me demande ce qui nous prend. Franchement ! Je suis d’une génération qui croyait au progrès des consciences, qui croyait à l’humanisme, mais aujourd’hui je me sens désarmé. On n’en est plus à dresser le constat, on a tout sous les yeux ! Tout a été ultra-documenté, tout est vérifié. Tout est là. On devrait tous être dans l’étape suivante et quand je vois le retour au galop de ce qu’on pourrait appeler du négationnisme, je reste sans mots, sans voix. J’en ai des frissons.

C’est ce constat d’échec, voire d’impuissance, qui vous a donné envie de passer au noir et blanc pour ce film, comme une façon d’aller au plus près de la beauté de ce monde, de sa véracité ?

Ce noir et blanc, c’est un choix qui s’est imposé d’emblée. Pour passer la surface des choses et appréhender le sujet plus en profondeur. Pour dire aux gens : « Regardez, mais regardez vraiment. » La différence avec l’époque de La Marche de l’empereur, c’est qu’aujourd’hui les images sont partout tout le temps dans nos vies. Le monde entier est abreuvé d’images vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Des images d’animaux, des glaciers… c’est à foison ! On aurait eu dix secondes de ces images-là il y a vingt ans quand on faisait nos documentaires, on aurait été champions du monde ! Aujourd’hui, le monde est décrit, vu, filmé sans arrêt et en instantané. Moi, je ne voulais pas ajouter à tout cela. Ce n’est pas de ce monde-là que je voulais parler. Je voulais apporter un récit, une profondeur autres. C’est aussi une métaphore de la dissolution par le blanc. C’est quelque chose d’assez puissant là-bas : quand on arrive au bout du rituel, au bout de la traversée, sur ce continent antarctique, on peut être mangé, absorbé par ce qu’on appelle le whiteout, cette espèce de brouillard blanc qui efface le haut, le bas, les points cardinaux et vous fait perdre toute notion de l’espace. Il y a un moment où, littéralement, vous passez du monde connu, en relief, au blanc infini, où le regard et tous vos sens se perdent. Si vous poussez la métaphore, vous comprenez que c’est aussi une façon pour moi d’alerter sur le fait que nous nous dirigeons vers un monde inconnu, capable de nous dissoudre.

On a la sensation, en suivant vos pérégrinations dans ce film, que l’émerveillement est intact mais l’enchantement plus tout à fait le même. Vous êtes toujours émerveillé, mais désenchanté quant à l’avenir de cette inénarrable beauté…

Oui, c’est ce que je disais à l’instant. Il y a un moment où toute la beauté du lieu ne peut occulter, en soi, ce que l’on sait. Néanmoins, on ne peut pas s’interdire d’être heureux et d’apprécier la beauté du monde. En dépit de tout ce qu’on sait, de la violence de tout ce dont on parlait à l’instant, nous ne devons pas oublier que nous sommes d’ici. De cette planète. C’est la Terre-Mère. Et la rupture de ce lien, notre capacité à le négliger voire à le nier, déjà patentes dans beaucoup de situations, donnent lieu à des dérives effroyables. Ne nous interdisons pas le droit d’être heureux sur cette planète.

Vous allez retourner en Antarctique ? Vous dites que le but du voyage n’est pas sa fin mais le chemin qui y mène et ce qu’il nous apprend sur nous… Avez-vous encore des choses à apprendre de l’Antarctique et sur vous-même ?

Bien sûr ! Si on me dit « Repars demain », je repars illico. Chaque fois que j’y vais, c’est pour chercher et trouver une partie de moi-même, un rapport à la nature qui m’a construit et dont j’ai besoin. C’est l’endroit d’où je parle… et aussi une forme de misanthropie. C’est là où les coups que m’infligent les éléments sont d’une démence absolue, mais où je me sens protégé d’une violence de l’humanité bien plus insupportable.

J’ai l’impression d’entendre Jim Harrison… Votre film aurait pu s’appeler « Retour en Terre ».

[Il sourit] Oui… Je suis fou de Jim Harrison. J’ai lu et relu toute son œuvre. J’ai eu la chance de le rencontrer. Une fois. J’aurais aimé faire un film avec lui.

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