par Jean-Marie Dru, chairman de TBWA Worldwide

Les agences ne sont pas seulement des fabricants de messages. Les agences ne sont pas simplement des conseils en croissance. Les agences sont aussi des consultants en innovation.

Ce n'est pas nouveau: dès les années 1970, plusieurs agences avaient créé des filiales spécialisées dans la conception de nouveaux produits ou services. Mais quarante ans plus tard, nous sommes véritablement au cœur de la réflexion sur l'innovation de nos clients. Notre agence de Finlande, par exemple, a récemment créé pour Adidas des vitrines interactives. Les clients peuvent interagir avec les vitrines, les transformer en écrans géants, faire apparaître des produits, les sélectionner, les réserver comme on peut le faire avec un Ipad. Même, et surtout, quand le magasin est fermé…

Un point intéressant repose sur le fait que ce sont des ingénieurs de TBWA, ceux qu'on appelle désormais des «creative technologists», qui ont développé le prototype et non des sociétés extérieures. Nous l'avons rendu opérationnel, puis nous avons déposé les brevets afférents. Ceci constitue un bon exemple des développements technologiques récents, liés au digital. Il correspond à ce que j'appellerais la quatrième étape de l'évolution de la technologie. Car il y a eu quatre étapes.

La première étape fut celle de l'inventeur solitaire. De Gutenberg à Edison, en passant par Marconi, Pasteur ou les frères Lumière. Les innovateurs de la deuxième période, eux, travaillaient dans les grandes entreprises, dans leurs laboratoires et leurs départements de recherche et développement (R&D). Les inventions provenaient de Procter & Gamble, Ford, General Electric, L'Oréal ou Michelin. La troisième phase fut, et est toujours, celle des rebelles, des individualités qui ont voulu échapper à la bureaucratie grandissante de grandes entreprises. Ayant malgré tout besoin de ressources, ils furent à l'origine de l'essor du «capital-risque». C'est ce système qui a permis à des Apple, Microsoft, Ebay, Amazon, Facebook ou Google d'exister.

Je dirais que la quatrième étape repose beaucoup sur l'invention de nouveaux modèles économiques. Dans la majorité des cas, les innovations des trois premières phases étaient uniquement d'ordre technologique. Par nouveaux «business models», je veux dire que l'innovation devient holistique. Elle repose sur une conjugaison inédite produit-service-communication. Les business models qui réussissent sont ceux où l'offre est conçue de telle sorte que les produits, les services et la communication ne peuvent réussir indépendamment.

Apple est l'exemple toujours cité car c'est l'entreprise qui gère les interactions avec le plus de brio: des produits aux boutiques, de l'Ipod au Mac, des téléchargements depuis Itunes jusqu'aux souscriptions depuis l'Ipad. On peut parler aussi de la relation nouvelle avec les compagnies téléphoniques ou avec les développeurs d'applications, sans oublier le Genius Bar dans les boutiques, lequel est l'exemple ultime de la communication «one to one».

Ce qui est vrai pour Apple l'est tout autant pour des catégories entières, tel le low cost où les réservations et la relation client sont entièrement digitales. Ou encore la distribution avec Amazon, Ebay ou La Redoute, avec son modèle économique revisité. Voire la téléphonie mobile, à l'exemple de Free qui, d'un côté, découple l'achat du forfait de celui du téléphone, et, de l'autre, fonde son développement sur la gestion de sa communauté de fans.

Nespresso constitue un très bel exemple du tryptique produit-service-communication. La marque a inventé le café portionné, en capsules. Mais elle a aussi créé un système propriétaire: on ne peut être client sans être membre du club. Le Club Nespresso permet à la marque d'être en contact constant et exclusif avec ses consommateurs.

Exemple peut-être plus inattendu: SNCF. En basculant sur le «yield management», l'entreprise s'est dotée du taux de remplissage le plus élevé d'Europe. Et tout cela à partir de sa plate-forme relationnelle et d'e-commerce, Voyages-SNCF.com, qui reste le premier site marchand en France.

A l'initiative d'un consortium de constructeurs automobiles, une cellule de développement technologique vient d'être créée en Californie. Profitant de l'essor des objets connectés et de la géolocalisation, des entreprises du secteur des nouvelles technologies souhaitent s'impliquer dans ce qui a trait à la conduite automobile. La mission du groupe de travail consiste à les contrer. L'enjeu est crucial pour les constructeurs. Seul un business model intégrant produits, services et informations, leur permettra de ne pas laisser échapper une part essentielle de la valeur ajoutée future.

En fait, les business models d'aujourd'hui, les business models innovants, font exploser toutes les barrières. Celle entre le produit et le service, celle entre le réel et le virtuel, entre le tangible et l'intangible, celle entre la communication et l'objet de la communication. La communication n'est plus en bout de chaîne. Elle participe du produit ou du service.

Dans tous les cas cités, un pont se crée entre la vie réelle et la vie virtuelle. Un autre bel exemple est celui, bien connu, de Home Plus en Corée du Sud. Lorsqu'un consommateur utilise son téléphone mobile pour scanner sur une affiche dans le métro le code-barre d'un produit qui lui sera livré quelques heures plus tard, il n'a pas l'impression d'être dans un monde digital, mais bien dans le monde réel digitalisé. C'est sur cette abolition des frontières que repose un très grand nombre de business models innovants.

Ainsi, c'est la technologie qui inspire les idées. Les idées commerciales, comme le Window Shopping d'Adidas, mais aussi, plus largement, les business models du futur. La dernière livraison de Google, les lunettes à réalité augmentée dotées d'un écran et connectées à Internet, est impressionnante. Toute l'électronique est concentrée sur un verre, avec une caméra haute résolution, un microphone, des écouteurs, un microprocesseur et une batterie rechargeable au lithium. Au gré de son quotidien, l'utilisateur aura à disposition, outre les traditionnels calendriers, messageries et GPS, d'autres fonctionnalités riches et variées.

Il pourra prendre et partager des photos en direct, capturer des séquences vidéo qu'il enregistrera directement dans une mémoire interne, il écoutera et compilera ses morceaux de musique préférés, il aura à sa disposition un service de traduction simultanée, il pourra se servir des lunettes comme d'un téléprompteur, il obtiendra tous les détails concernant un prochain voyage, il pourra superposer textes et images devant les monuments qu'il regardera, il additionnera en temps réel la totalité des calories des produits qu'il mettra dans son chariot et, en cas d'urgence, il visionnera en temps réel tous les gestes clés pour effectuer un massage cardiaque… La liste est sans fin.

Cette vision nous plonge dans le futur. Surtout, elle fait ressentir que des dizaines d'entreprises sauront saisir des opportunités nouvelles en rebondissant sur les technologies de ce type. Elles pourront imaginer des écosystèmes qui marieront produits, services et informations comme jamais.

Il se crée un nouveau rapport entre le monde interne des entreprises et l'extérieur. C'est l'évolution des technologies de l'information qui permet aux entreprises des autres industries d'inventer de nouveaux business models. Dans les trois premières ères de l'innovation, c'était la technologie inhérente à une industrie qui créait l'innovation: par exemple, l'arbre à cames en tête, les freins ABS, le pneu à carcasse radiale pour l'automobile.

Cela reste vrai, il suffit de penser à la voiture électrique. Mais, à l'exception du secteur des nouvelles technologies, les inventions de cette ampleur se font de plus en plus rares. Ce sont le plus souvent ces dernières, les industries des technologies de l'information, qui inspirent de nouveaux business models à un grand nombre d'entreprises, et ceci quel que soit le secteur d'activité. Une industrie donne de l'imagination à toutes les autres.

Les nouveaux business models seront donc fondés sur la combinaison étroite des produits, des services et de l'information. Mais, pour réussir, ils devront aussi intégrer d'autres caractéristiques du monde dans lequel nous vivons. J'en vois quatre.

Premièrement, les entreprises devront savoir faire appel aux contributions extérieures, et ceci à grande échelle. AG Lafley, l'ex-CEO de Procter & Gamble, a récemment remarqué: «Nous sommes passés de 1 100 personnes au département R&D à quelque chose comme 12 millions, et ceci sans augmenter d'un dollar nos frais généraux.» Venant de la companie réputée pendant plus d'un siècle comme la plus soucieuse, pour ne pas dire la plus féroce, en terme de confidentialité, cela indique une profonde révolution des mentalités. Le même AG Lafley a indiqué que dans les dix dernières années, plus de la moitié des «disruptive innovations de P&G», comme il les appelle, sont venues de la collaboration avec des entreprises ou des conseils extérieurs.

Deuxièmement, les entreprises doivent intégrer l'accélération du temps: aucune innovation n'est définitive. Tout peut être copié en l'espace de quelques semaines. Et les évolutions technologiques obligent à anticiper sans cesse. Un an avant le lancement de ce qu'on allait appeler des apps, beaucoup de responsables d'Apple n'en avaient pas encore entendu parler. Un an plus tard, Steve Jobs déclara: «Il y a eu trois époques dans l'industrie informatique: celle des PC avec Microsoft, celle d'Internet avec Google, celle d'Apple avec les apps.» Et bientôt, Android proposera autant d'applications qu'Apple. La course à l'innovation est permanente.

Le troisième point concerne l'importance de la vision de marque. Chaque marque peut imaginer des dizaines d'innovations. Mais l'innovation n'est pas un concours Lépine. Les seules innovations qui valent sont celles qui sont inspirées par les visions de marques. Celles-ci donnent la direction. La dernière initiative de Nike en est l'illustration. Je veux parler du programme Nike+ Fuel Band. Un bracelet qui mesure l'ensemble des efforts du sportif l'informe quotidiennement des calories dépensées, des distances parcourues, du nombre de pas effectués et du temps actif au cours d'une même journée. Difficile d'imaginer une initiative plus en ligne avec la vision de la marque, longtemps résumée par les trois mots «Just do it». La vision de marque guide l'innovation et lui donne ensuite un sens de lecture.

Enfin, et quatrièmement, il faut de plus en plus considérer la responsabilité sociale d'entreprise comme une source d'innovation. Toute entreprise commerciale qui se considère aussi comme une entité soucieuse de l'environnement et du sociétal finit par devenir plus inventive. Un cercle vertueux se créé. Les initiatives institutionnelles favorisent en effet l'innovation. Quand Danone ou P&G cherchent à faire entrer dans le monde de la consommation la moitié de la planète qui n'y a pas accès, quand ces entreprises développent des produits au prix de vente d'un dixième d'euro, elles s'obligent à créer de nouveaux business models. Lesquels finissent par avoir un impact, un effet retour sur ceux des pays les plus riches.

L'«Unilever Sustainable Living Plan» a pour objet de réduire l'empreinte carbone des produits de la société de 50% et de n'utiliser dans le futur que des matières premières agricoles 100% biologiques. L'«IBM Smarter Cities Program» a été adopté par Stockholm, Rio de Janeiro, Berlin, Pékin, Dublin, Singapour et New York. Il consiste à innover en matière de circulation, de construction et d'environnement, à améliorer en profondeur tout ce qui concerne la ville. En conséquence, chaque jour, des milliers de chercheurs d'Unilever et d'ingénieurs d'IBM sont conduits à imaginer des solutions innovantes.

En fait, quand les entreprises se comportent comme des institutions citoyennes, elle produisent de nouveaux business models, eux-mêmes générateurs d'innovations. Dans le futur, les innovations, au-delà des secteurs purement technologiques, viendront d'abord de l'eau, de l'énergie, des transports, ainsi que de la médecine. Et les business models gagnants seront ceux qui sauront croiser l'intérêt général de la population et l'intérêt particulier de l'entreprise. Là encore, les frontières disparaissent.

En résumé, je dirais que les entreprises les plus innovantes sont celles qui savent tout conjuguer. Produits, services, communication… Commercial, environnemental, sociétal… Produit, marque, entreprise… Et les business models les plus prometteurs sont ceux qui optimiseront les interactions entre tous ces domaines.

Le rôle des agences dans tout cela? Je crois qu'il peut s'agrandir, puisque la communication est au cœur des modèles du futur. Notre imagination peut compléter et enrichir celle de nos clients.

Une initiative de notre agence de Tokyo illustre parfaitement ce point. Suite au tsunami japonais, l'agence s'est proposé de faire concevoir une maison totalement indépendante des sources externes d'énergie («100% off-grid»). Le projet a été réalisé. L'agence a été maître d'œuvre, elle a fait collaborer pendant dix-huit mois plus d'une douzaine d'entreprises allant de l'industrie automobile à l'électronique, de l'énergie solaire aux technonologies numériques, de la nanotechnologie à l'imagerie médicale, jusqu'à l'agence spatiale japonaise… Le projet est 100% viable, une maison a été construite sur une falaise face à la mer. Et sa jeune propriétaire nous confie: «Maîtriser totalement ma consommation d'énergie, c'est me rappeler que mon humble existence appartient à la nature. Pour la première fois, je peux dire que je vis en pleine harmonie.»

Ce dernier exemple illustre à quel point les agences de communication peuvent aussi être des lieux d'innovation. C'est pourquoi je recommande aux annonceurs de faire se rencontrer les responsables R&D de leurs entreprises avec les collaborateurs des agences. A chaque fois que cela se produit, malheureusement trop peu souvent, les résultats sont probants. La collaboration est fructueuse. Il me paraît désormais indispensable de laisser entrer les agences au cœur de la recherche et développement.

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