Technologie
Vice-président innovation de Samsung Monde dont il dirige le laboratoire à Paris, cocréateur de l’assistant vocal Siri d’Apple, Luc Julia s’attaque aux fantasmes engendrés par l’intelligence artificielle.

À en croire votre dernier ouvrage, l’intelligence artificielle – l’IA – n’existerait pas réellement ?

Disons que l’IA dont on nous rebat les oreilles depuis six ou sept ans, celle où des méchants robots vont nous tuer, nous remplacer et devenir plus intelligents que nous, celle-là n’existe pas. Et elle n’existera jamais, avec les méthodes statistiques et mathématiques qu’on utilise depuis soixante ans. Elles sont en effet basées soit sur des règles que nous créons, soit sur des données qui, elles, existent à partir nos connaissances. Les robots utilisent ces données pour faire de la reconnaissance, mais ne pourront jamais inventer quoi que ce soit et être au niveau de notre intelligence. L’IA ne peut pas créer de données et donc se régénérer. 

Diriez-vous que l’appellation « IA » est du marketing ?

C’est surtout une erreur. En 1956, quand John McCarthy a créé le terme d’« IA », il pensait avoir découvert comment créer un neurone artificiel. Et donc comment faire un cerveau artificiel. Le problème est qu’on ne connaît que 20 à 40 % de notre cerveau. Et cette prétendue modélisation du neurone n’était qu’une fonction mathématique toute simple, vite jugée décevante. Dès le début des années 1960, on s’est aperçu que les promesses de l’IA n’étaient pas tenues et on est entré dans un hiver de l’IA. On en a même connu plusieurs, à chaque fois que l’idée a déçu.

Comment expliquer cette utilisation courante du terme ?

Il s’agit d’une utilisation abusive. Cela ne me dérange pas, mais je préfère pour conserver l’acronyme « IA » parler d’intelligence augmentée, ou d’intelligence assistée. Cependant, le terme « intelligence » me gêne, car il n’y en a pas. Et encore moins d’intelligence qui dominerait le monde. Dans ce cas, il s’agit de marketing utilisé par des gens qui veulent faire parler de leurs bouquins ou de leur entreprise, comme Elon Musk. Des spécialistes de l’IA, tels Jean-Gabriel Ganascia – qui est professeur depuis trente-cinq ans – ou Yann Le Cun – qui est au cœur du renouveau de l’IA chez Facebook en ayant mis en perspective le deep learning – vous diront que cette intelligence est loin d’être aussi intelligente que notre cerveau.

Vous semblez cibler des évangélistes de l’IA, comme Laurent Alexandre.

Oui, car il n’en fait absolument pas. Il est urologue et a fait fortune en vendant le site Doctissimo. C’est peut-être un très bon docteur, mais il dit n’importe quoi sur ce sujet, tout en changeant d’avis tous les trois mois.

Quand de nombreuses start-up se targuent d’innover, de recruter, de créer via l’IA, de quoi s’agit-il alors ?

De l’IA telle que ses spécialistes la conçoivent : des outils qui vont certainement aider à la créativité, à accomplir des tâches comme les robots le font dans les usines depuis longtemps, à faire quelque chose de mieux dans notre vie quotidienne. C’est pourquoi j’utilise le terme d’intelligence « augmentée » pour souligner cette notion d’outils. Il faut comprendre comment ils marchent et ne pas raconter n’importe quoi, même si, comme tous les outils, on peut les utiliser à de bonnes ou à de mauvaises fins. 

La notion d’intelligence vous pose problème, mais vous parlez d’« objets intelligents ». Pourquoi ?

Ce n’est pas un objet en soi mais une communauté d’objets qui peut devenir intelligente. Cela signifie qu’en les faisant travailler ensemble, en partageant des données sur moi, ils vont me rendre des services auxquels je ne m’attendais pas forcément. C’est plutôt cette notion de surprise qui serait de l’intelligence pour moi. C’est pourquoi je considère que la technologie future réside dans ces objets qui deviennent des assistants. 

Samsung devrait sortir son enceinte vocale en avril. Est-ce que ce sera un objet intelligent, puisque ce sera une interface vers des services ?

Je ne commente pas ce que fait Samsung. Je peux juste dire que déclencher un minuteur pendant que je cuisine ne constitue pas de l’intelligence. En revanche, si l’objet est un point d’entrée qui, à partir d’une commande vocale, va me permettre de gérer en même temps mes commandes, d’interagir avec différents objets et de commencer à obtenir des réponses à mes questions, il est un peu plus intelligent. On en est encore un peu loin, mais on y travaille.

Vous êtes convaincu par la possibilité d’utiliser un objet pour un usage autre que celui d’origine, et plus globalement par la pluridisciplinarité.

C’est vrai pour les hommes comme pour les objets. C’est essentiel. Nos interfaces sont encore monomodales, elles utilisent le clavier, ou aujourd’hui la voix. Or, quand je vous parle, je fais de nombreux gestes signifiants, ma voix exprime de multiples choses qu’on ne peut reproduire avec l’écrit ou avec une voix synthétique. Je crois en cela pour les interfaces. Comme je crois également en des équipes multidisciplinaires. Je veux mettre les gens dans des positions d’inconfort pour créer ce qu’ils n’étaient pas censés faire. C’est là que réside l’innovation.

Pourquoi est-ce que vous considérez que la régulation représente un frein à l’innovation ?

Parce que la régulation consiste à établir des règles, un carcan dans lequel il faut rester. Or l’innovation réside dans la capacité à casser les règles. Par définition, l’obligation de les respecter empêche d’innover. Il est préférable que la régulation arrive après l’innovation. Je suis par exemple pour le RGPD. Il a permis d’éduquer les gens, de leur apprendre à être conscients des problèmes liés aux données. Quand deux ou trois acteurs ne respectent pas ces lois, la réglementation va leur faire payer. Mais il est bien qu’elle soit intervenue une douzaine d’années après que Facebook et autres ont commencé à avoir des pratiques discutables. Cela semble arrogant de le dire, mais c’est toujours comme cela que cela se passe. Celui qui a inventé le couteau il y a 350 000 ans l’a fait pour tuer et découper son gibier. C’est après qu’on lui a interdit de l’utiliser pour tuer son voisin de la grotte d’à côté.

La régulation n’est-elle pas obligatoire, notamment sur le plan économique, vu le poids pris par Google et Facebook sur le marché publicitaire ?

La régulation est en effet obligatoire à partir du moment où l’innovation fait des dégâts. Pour le couteau comme pour les données.

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