Cahier transition

Orienter les capitaux vers des sociétés à impact positif est le nerf de la guerre pour réussir la transition environnementale et solidaire. Rencontre avec Antoine Fine, président et cofondateur d’Eutopia, une société de gestion qui finance des start-up engagées.

Comment êtes-vous arrivé à la tête d’Eutopia ?

Cela a été un long cheminement. J’ai commencé dans la finance en 2003 chez Lazard mais à la trentaine, en 2009, j’ai pris conscience qu’on marchait sur la tête. C’était l’époque des produits structurés, de la crise des subprimes et de la chute de Lehman Brothers. Je ne voulais plus participer à la financiarisation de l’économie, j’avais l’impression d’être un hamster dans sa roue. Je me suis alors intéressé au monde de l’économie sociale et solidaire (ESS) mais celui-ci était trop radical dans l’autre sens, en négligeant la recherche d’efficience. Mes trois piliers ont toujours été la performance, l’impact et les valeurs humaines. L’entre deux, entre le capitalisme pur et dur et l’ESS sans modèle économique, ce sont les fonds d’impact. En 2015, je suis entré chez Otium, le family office du fondateur de Smartbox, à partir duquel j’ai monté avec trois associés Eutopia, un nom qui signifie « le monde du bien ».

Comment choisissez-vous les start-up que vous soutenez ?

Nous recevons un millier de dossiers par an mais en général nous allons voir nous-mêmes les sociétés voire nous en créons de zéro, comme Hapik, des salles d’escalade pour les familles, et Moderato, du vin sans alcool. Parmi les 32 marques que l’on finance, nous accompagnons tous les secteurs de la consommation comme la réparation d’électroménager avec Murfy, la lutte contre le gaspillage alimentaire avec Nous Anti Gaspi, le mobilier avec Tediber et Tiptoe, la beauté avec Oh my cream et Même, la maroquinerie avec Polène… Je crois beaucoup au pouvoir des marques, qui peuvent donner une vision du monde et faire évoluer les comportements. Dans un environnement anxiogène, la marque peut être précurseur d’un changement et le rendre possible. C’est pourquoi Eutopia se spécialise dans des marques « lifestyle » porteuses de valeurs positives, avec un objectif de performance financière. Notre triptyque c’est : « Bon pour soi, bon pour la planète, bon pour la société. »

Beaucoup de start-up échouent après quelques années. Comment anticipez-vous la croissance de vos sociétés ?

Les sociétés technologiques ont un fort taux de chute, mais nous finançons des entreprises de l’économie réelle, dans l'alimentaire, la beauté, les loisirs. La seule société qui a échoué depuis 2015 était la plus technologique de notre portefeuille, Pazzi, qui développait des pizzerias autonomes. Leur premier restaurant a ouvert dans un centre commercial qui a fermé pendant le covid et ils n’ont pas réussi à lever des fonds. 

Pour financer des entreprises qui n’ont aucun historique, on part de l'analyse du marché, par exemple pour Hari & Co, qui propose de l’alternative à la viande, on a observé le marché des laits végétaux pour définir des objectifs de taux de pénétration. C’est ce qu'on appelle le « market sizing » dans le jargon du métier. Ensuite, on analyse la pertinence de la proposition de valeur : si les premiers consommateurs sont très fans, c’est un bon signal. Un autre critère important est la qualité de l’équipe. Une aventure entrepreneuriale se passe rarement comme prévu, il faut des fondateurs capables de prendre les bonnes décisions de rebond.

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Enfin, on évalue le risque par rapport au potentiel de taille et de valeur. On sait que pour Murfy, la rentabilité sera longue à arriver, car il faut du temps pour former les techniciens, gérer les pièces détachées, alors que les centres d’escalade sont normalement rentables à partir d'une certaine taille de réseau car on amortit les frais centraux. Nous avons des sociétés assez vite rentables et auto-financées, d’autres avec une courbe d’évolution en J, qui descend avant de remonter. La règle est de construire son portefeuille avec des sociétés de différentes maturités, différents profils de risque et différents secteurs.

Comment concilier la croissance économique avec l’impact positif sur l’humain et l’environnement ? 

Pour Murfy ou Nous Anti Gaspi, on sait que chaque euro investi est vertueux, car il permet d’éviter le gaspillage. Pour Tediber ou Tiptoe, on pourrait dire qu’il s’agit de produits neufs et potentiellement superflus, mais ils répondent à des besoins qui restent assez primaires et sont fabriqués avec des matériaux de qualité, sourcés localement, avec une promesse de longévité et une valeur en seconde main. Les produits neufs que l’on met sur le marché doivent revendiquer une durée de vie longue ou plusieurs vies.

Quelle est l’origine de vos fonds ? 

Nous avons démarré avec 100% de fonds Otium puis nous avons levé nos propres fonds auprès de différents investisseurs : le Fonds européen d’investissement, Bpifrance, le groupe L’Oréal, l’assureur du BTP L’Auxiliaire, beaucoup d’entrepreneurs et des family offices. Les investisseurs ne viennent pas chez nous par hasard, ils savent que les gains attendus sont corrélés à des objectifs extra-financiers. Au départ, j’aurais voulu créer un fonds evergreen sans durée de vie mais la plupart des investisseurs ont besoin de liquidités. Aujourd’hui, nos fonds classiques ont une durée de 10 ans + 2 (2 ans pour lever des fonds, 5 ans pour investir et 5 ans pour vendre) mais j’aimerais passer à 15 ans. Nous avons déjà réalisé plusieurs sorties partielles : Oh my cream, Tediber, Polène et Ultra Premium Direct, des aliments pour animaux en ligne. Ce mois-ci, nous avons fait une très belle cession avec le rachat de Même par Pierre Fabre. Voir la marque rejoindre un groupe dont elle partage les valeurs et l’engagement pour écrire une nouvelle page de son histoire est la plus belle illustration de notre démarche.

Est-ce que vous n’avez pas l’impression d’être une goutte d’eau par rapport aux grands groupes ? 

Pour paraphraser le président Giscard d’Estaing, nous n’avons pas le monopole de l’impact. Il est évident que l’essentiel des enjeux se passe au niveau de la transformation des grandes entreprises, mais nous initions le changement des habitudes de consommation avec des start-up innovantes, qui sont ensuite copiées ou rachetées. C’est pour cela qu’un groupe comme L’Oréal s’intéresse à nos sociétés. On essaye de soutenir de petits champions et on est ravi que des multinationales les reprennent et les déploient massivement.

Parcours

2003. Diplômé de HEC.

2003-2009. Investisseur chez Lazard.

2009. Année sabbatique, tour de la Méditerranée en Vespa.

2010-2015. Entrepreneur chez Finavanti, financement de projets en Libye.

2015-2019. Associé chez Otium.

Depuis 2019. Président et cofondateur d’Eutopia, « spin-off » d’Otium.

2021. Eutopia devient société à mission et obtient la certification B Corp.

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