Après la couverture en direct des événements meurtriers de Charlie Hebdo, radios et télévisions sont conviés par le CSA jeudi 15 janvier à une réflexion commune sur d'éventuels manquements. Les télévisions ont-elles commis des fautes?

Convoqués! Jeudi 15 janvier, à 15 heures, Olivier Schrameck, le président du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), et les membres de l’instance de régulation ont «convié» les représentants des radios et télévisions pour une «réflexion commune» suite à la couverture de l’attentat meurtrier à Charlie Hebdo, mercredi 7 janvier, et des deux prises d’otages de vendredi 9 janvier.

 

Il s’agit, pour le CSA, de vérifier si les médias n’ont pas commis de «manquements» dans la couverture de ces événements tragiques qui ont mobilisé les antennes des chaînes d’info et généralistes durant trois jours. 

 

Thierry Thuillier, directeur de l’information France Télévisions

 

«C’est un événement d’une ampleur inédite jusqu’à sa conclusion. Il faudra nous dire à quel manquement on pense. Il y a toujours quelque chose à dire, rien n’est absolument parfait. De là à parler de manquements dans les règles déontologiques, éthiques et de justesse de l’information… France 2 a assuré plus de 30 heures de diffusion, y compris la marche et sans oublier 6 heures de magazines; et il y a une dizaine d’heures pour France 3.»

 

«On a fait le choix de ne pas montrer la vidéo amateur de l’exécution du policier, les sons des preneurs d’otages ou de la vidéo de revendication de Coulibaly. C’est un peu la jurisprudence “otages” que nous avons étendue dans ce cas de figure: comme avec les vidéos de Daesh, dont nous ne montrons qu’une capture d’écran, il convient d’être extrêmement prudents avec ces vidéos, dont nous avons banni les propos qui peuvent donner lieu à de la propagande. Cela a d’ailleurs suscité des débats internes: certains considéraient qu’entendre les voix des ravisseurs relevait de l’information.»

 

«On est témoins mais on peut être acteurs à nos dépens. Il ne faut pas qu’on soit sans le vouloir instrumentalisés», reconnaît Thierry Thuillier.

 

France 2 trop près?

 

Concernant la vidéo amateur tournée au moment de l’assaut sur l’Hypercacher, France 2 l’a diffusée environ une heure après et a pris la décision de figer l’image juste avant que le terroriste ne s’écroule. Le Soir 3 l’a diffusée en revanche en intégralité, ce que regrette Thierry Thuillier. Cette vidéo a-t-elle été achetée? «Je ne vous le dirai pas», répond le patron de l’information du service public. Ce qui semble laisser penser que oui.

 

France 2 a été très près de l’événement. Trop, selon certains, qui pointent des caméras placées derrière les policiers au moment où se met en place le dispositif policier porte de Vincennes. Le directeur général de l’information «assume totalement» ce moment où les forces de police se mettent en place le long du périphérique parisien. Le preneur d’otages peut-il alors voir où sont positionnés les policiers? «On ne voit pas l’hypermarché, le terroriste ne peut pas voir le dispositif complet. Et quand les forces de sécurité demandent de reculer, on recule.»

 

La question est ensuite de savoir ce qu’on diffuse: pas question de filmer l’assaut en direct. «Il y a des risques qu’on peut faire prendre aux otages. C’est un arbitrage en direct permanent.»

 

La différence avec l’affaire Merah, c’est que les médias étaient alors éloignés de l’événement, derrière un cordon de sécurité. Et il n’y avait pas autant de vidéoamateurs. «Là, on est face à un phénomène de multiplication des sources. On fait le choix de diffuser ou pas et on est constamment bousculé et interrogé par le numérique», souligne Thierry Thuillier. Et de rappeler que Le Point, qui a publié un instantané de l’exécution du policier extrait d’une vidéo amateur, n’a pas à rendre de compte au CSA.

 

Des informations sensibles

 

Au final, Thierry Thuillier estime donc avoir privilégié la prudence. Au point qu’il reconnaît avoir retardé volontairement l’information de l’assaut donnée sur l’imprimerie de Dammartin-en-Goële, au moment où de la fumée s’élevait au-dessus du bâtiment, pour ne pas révéler une information qui ne soit pas bien soupesée en termes de risques. Autocensure? «Je préfère qu’on en appelle à la responsabilité éditoriale, qu’on fasse attention, plutôt qu’on se drape dans son indépendance et le devoir d’informer. Le seul moyen d’être au clair, c’est de se parler entre forces de l’ordre et journalistes sur le terrain.»

 

Il faut néanmoins mentionner une interview en direct d’Elise Lucet sur France 2 qui amène le téléspectateur à comprendre dans la bouche de la sœur de Lilian que ce dernier s’est caché dans l’imprimerie. La présentatrice n’insiste pas quand elle le comprend, mais fallait-il diffuser cette interview en direct? La question reste en suspens… «Si on avait des tables de la Loi au-delà des grands principes, ce serait génial», conclut Thierry Thuillier. 

 

 

Nicolas Charbonneau, directeur adjoint de l'information de TF1

 

TF1 a pris l’antenne en direct vendredi à 10h09 minutes et 50 secondes précisément. Le début d’un marathon télé de plus de 10 heures. «Nous avions quatre équipes mobilisées dans la région, car nous avions nos informations personnelles sur la possible localisation des deux tueurs de Charlie Hebdo», révèle Nicolas Charbonneau, directeur adjoint de l'information de TF1, qui estime, lui aussi, que sa chaîne n’a commis aucun manquement.

 

Pas à deux minutes près

 

En bousculant son antenne vendredi 9 janvier pour couvrir en direct les deux prises d’otages simultanées, à Dammartin-en-Goële et Paris, TF1 a repris la main sur BFM TV qui, pour l’audience, faisait la course en tête. «Mais, nous ne sommes pas dans la course à l’info, réagit Nicolas Charbonneau. Nous ne sommes pas à deux minutes près pour annoncer un nombre de victimes. Et puis, en direct, il est dangereux de vouloir tout passer. Ce n’est pas de l’autocensure, mais juste un côté civique.»

 

Le journaliste estime avoir résisté à la tentation de l’information à tout prix. Si BFMTV et RTL ont joint directement les terroristes au téléphone, ce n’est pas le cas de TF1. «Pourquoi le faire?, s’interroge Nicolas Charbonneau. On s’est posé la question, mais nous sommes convenu que ce débat était dérisoire. Nous pesons chaque information. Il n’est pas question de mettre en danger la vie des otages. Et puis, il faut juste rester digne.»

 

Attention aux sons aussi

 

L’ancien reporter d’Europe 1 dit aussi avoir fait très attention aux sons des vidéos. Il ne s’est pas contenté de ne pas montrer l’exécution du policier. Il a aussi occulté les bruits lors de cette scène tragique.

 

Il reste que TF1 a été la première chaîne à révéler l’opération de police du mercredi 7 janvier au soir, en ouverture du journal télévisé. «Nous avions nos propres infos selon lesquelles ça se passait vers Reims», dit Nicolas Charbonneau. Quitte à alerter les terroristes? Plus tard, la couverture très serrée des médias auraient agacé la police. «Si vous n’étiez pas là, ça fait quarante-huit heures qu’on les aurait chopés», ont déclaré des policiers à des reporters, selon Libération.

 

   

 

Hervé Béroud, directeur de la rédaction de BFM TV

 

«Il faut comprendre dans quel degré d’urgence se fait ce genre de chose», estime Hervé Béroud. L’une des critiques porte en effet sur le suivi par les journalistes du Raid à Reims et le porte-à-porte qui a suivi. «D’habitude, il y a un cordon de sécurité. Il y a eu un petit raté du côté de l’organisation de la police», estime-t-il.

 

En revanche, le patron de l’info de la chaîne d'info en continu, qui a multiplié par trois son audience la semaine dernière, ne déplore pas d’erreurs, comme lorsque sa chaîne avait annoncé à tort dans un bandeau l’arrestation de Merah. «Je suis satisfait et fier du travail accompli. Nous avions une chaîne de commandement plus développée et une couverture plus maîtrisée et sereine», relève-t-il.

 

Quelques dysfonctionnements

 

Néanmoins, BFM TV devra sans doute s’interroger sur certains dysfonctionnements, heureusement sans conséquences. Hervé Béroud dément ce qui a été dit par la mère d’un otage selon laquelle la chaîne aurait signalé qu’il y avait cinq otages et un bébé au sous-sol dans l’hypermarché cacher lors de la prise d’otages. «On a revérifié, j’apporte un démenti. Ce qui est vrai, c’est que Dominique Rizet a dit à l’antenne à partir d’une source de premier rang du Raid qu’une femme s’était cachée dans la chambre froide. Mais il l’a dit lorsque le Raid était positionné de telle façon qu’elle ne courait aucun danger, le terroriste serait mort s’il avait voulu s’attaquer à elle.» Un argument technique qui laisse sceptique un de ses confrères… «L’information», qui a suscité l’émotion après coup, n’a d’ailleurs pas été reprise à l’antenne.

 

La couverture de BFM TV est aussi questionnée concernant la prise d’otage de Dammartin où l’un de ses jeunes journalistes est tombé sur un frère Kouachi au téléphone. «Il n’a jamais été question de la diffuser en direct ni même d’en faire état pendant la prise d’otages. Nous avons prévenu les pouvoirs publics». En revanche, la voix du terroriste a été entendue à l’antenne. «On a attendu que ce soit fini pour diffuser une petite partie, purement informative, comme la référence à Al Qaida au Yemen», dit Hervé Béroud.

 

Les terroristes contactés

 

Amedy Coulibaly a aussi fait entendre sa voix sur BFM TV, comme sur RTL. Cette fois, c’est de lui-même que le terroriste a appelé la chaîne. «Ce n’est pas nouveau qu’un gangster cherche à joindre une rédaction: Mesrine avait appelé Paris Match, Merah, France 24». Là aussi, ce sont les informations qui sont reprises comme le fait qu’il agissait de concert avec les frères Kouachi. Mais, dans les deux cas, la décision est prise de ne rien diffuser dans la bouche des terroristes de la revendication et de la justification de leurs actes.

 

Pourquoi? «Parce que les sons sont découpés, remis sur internet et deviennent incontrôlables, répond Hervé Béroud. C’est un problème aujourd’hui: ils peuvent servir à justifier les actes terroristes. Il y a trente ans, on aurait pu faire un enrobé à l’antenne, ça aurait été différent.»

 

Céline Pigalle, directrice de la rédaction d’I-Télé.

 

Chez I-Télé, c’est aussi l’heure du bilan. «J’ai demandé à un rédacteur en chef de visionner les trois jours de direct sur I-Télé, indique Céline Pigalle, directrice des informations du groupe Canal+. Nous allons vérifier la pertinence de nos informations, voir quand on a pu être imprécis ou du mauvais côté de la barrière». Mais au-delà du fond, c’est la forme que souhaite aussi analyser la journaliste. «Avec le peu de recul que l’on a, je ne pense pas que l’on ait commis de fautes graves, estime-t-elle. Sans doute des imprécisions. Mais nous avons traité cet événement avec des codes d’avant.»

Au centre de cette réflexion, la vérification systématique des sources d’information, même des médias reconnus. «Les règles précédentes ne valent plus, et face à la rapidité, chacun peut se mettre en péril, confie Céline Pigalle. Nous nous sommes organisés et adaptés en temps réel.»

 

La pression des réseaux sociaux

 

La directrice des informations du groupe Canal+ avoue aussi avoir «retenu» des informations, comme l’identité des deux tueurs de Charlie Hebdo. Le ministère de l’Intérieur a également demandé aux chaînes de ne pas utiliser certaines images de direct, notamment avant les assauts, afin de ne pas mettre en péril la vie des otages si jamais les ravisseurs avaient accès aux médias. «Mais il n’était pas question d’abandonner nos grands principes, se défend Céline Pigalle. On a adapté nos pratiques dans l’urgence. Je suis frappée  par les réflexions de certains de nos confrères qui nous ont reproché de ne pas avoir pratiqué une autocensure. Mais c’est l’exact contraire de ce que l’on nous a enseigné.»

 

Quant à la course à l’info, la professionnelle explique qu’aujourd’hui le paysage n’a plus rien à voir avec celui d’il y a cinq ans. «On cherche tous à bien faire, indique Céline Pigalle. Mais nous sommes aussi confrontés, non seulement aux flux des autres chaines de télé, mais aussi aux fils d’information en direct des autres médias, et aux informations véhiculées sur les réseaux sociaux». Comment réagir alors quand un post publié sur Twitter mentionne une information que les médias préféraient, pour diverses raisons, conserver encore sous silence?

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