Dossier L'année des médias 2011
De Tunis au Caire en passant par Madrid ou New York, la nouvelle décennie a commencé sur fond de révoltes face aux pouvoirs établis. Quel rôle joue Internet dans cette contestation? Réponses sociologiques.

Dans les dernières lignes de son livre, Indignez-vous!, paru en octobre 2010, Stéphane Hessel, appelait à «une véritable insurrection pacifique contre les moyens de communication de masse qui ne proposent comme horizon pour notre jeunesse que la consommation de masse». Le manifeste, vendu à 3,5 millions d'exemplaires à ce jour en Europe, s'est rendu mondialement célèbre en mai 2011 avec le mouvement espagnol des Indignés, Puerta del Sol, à Madrid.

Il n'est sans doute pas anodin qu'il se termine par un appel à l'insurrection contre les «mass media». Au fond, n'est-ce pas le propre de la révolte en 2011? Du printemps arabe aux Indignés, qu'ils soient d'Espagne ou d'Occupy Wall Street, en passant par les Anonymous ou Wikileaks, il y a toujours une remise en cause des institutions dominantes et une réappropriation d'Internet comme arme de mobilisation contestataire.

Comme dit Monique Dagnaud, chercheuse au CNRS et auteur de Génération Y. Les jeunes et les réseaux sociaux, de la dérision à la subversion (Presses de Sciences Po), «il y a congruence entre la puissance des réseaux et le sentiment de tomber dans une mauvaise époque». Un sentiment qui n'est pas correctement reflété, aux yeux des jeunes, par les grands médias, qui se soucient d'abord d'alimenter les masses en «infocapitalistes», comme le pointait déjà en 2006 l'essayiste Joël de Rosnay, dans La Révolte du pronétariat (Fayard).

À «un univers de rareté» conçu pour préserver les monopoles industriels et «les politiques qui entretiennent à dessein une manière d'exercer le pouvoir qui en renforce la nature exclusive» se substitue «l'abondance numérique», qui se transforme parfois en action concrète: «On se connecte, on se déconnecte, on se rassemble physiquement à un moment donné pour une mission précise, ce qui crée des réseaux d'intelligence collective», relevait alors Joël de Rosnay dans ce livre écrit avec le fondateur d'Agoravox, Carlo Revelli.

Quelle interaction existe-t-il entre la révolte et Internet? En 2011, l'avènement des réseaux sociaux marque les révolutions arabes de son empreinte. «Thank you Facebook», peut-on lire en février sur un mur de Tunis, à quelques mètres de l'ambassade de France.

Dominique Cardon, sociologue au laboratoire des usages de France Télécom et auteur de La Démocratie Internet, promesses et limites (Seuil, 2010) explique en quoi le réseau numérique échappe aux réseaux traditionnels de dissidence politique. «Avec Facebook, on est dans le clair obscur, on n'a pas l'impression de parler dans l'espace public. Et voilà que les conversations amicales se débrident et qu'on se retrouve à dire ce qu'on pense de Ben Ali. Quand les proches disent “Tu as raison”, on assiste à un renforcement du pouvoir de la parole qui, partant de petites niches individuelles, gagne en puissance jusqu'à exprimer une indignation. C'est complètement explosif!»

Explosif, en effet, car les grands médias audiovisuels construisent, selon Joël de Rosnay, leur autorité sur la peur: de l'insécurité, du chômage, de la misère… La Tunisie n'échappaient pas à la règle, l'épouvantail agité par Ben Ali s'appelant alors islamisme. Dès lors que la parole de l'un est renforcée par l'adhésion des autres, l'inquiétude change de camp.

Une confiance passée des institutions aux relations

Twitter peut prendre le relais pour informer en temps réel de la répression en cours, comme place Tahrir, en Égypte, pendant que les téléphones mobiles filment et postent en «live» les images de massacres, comme à Hama en Syrie. En 1982, le bombardement de la ville avaient fait quelque 20 000 morts, mais l'opinion internationale n'en avait rien su: le massacre n'avait pas été couvert médiatiquement.

Quoi de commun entre ces pays dictatoriaux et nos démocraties? Eh bien, les instruments en vigueur pour contester le pouvoir ne sont guère différents. Même façon de «filmer la répression», fût-elle de simple maintien de l'ordre, selon les techniques gauchistes éprouvées de récupération de la «provocation policière».

Même inorganisation apparente des rassemblements d'Indignés, qui cachent en réalité un maillage numérique très puissant de jeunes en contact les uns avec les autres et qui ont décidé de ne pas avoir de leader ni même de programme politique. «Le propre du Web, poursuit Dominique Cardon, c'est de faire de l'auto-organisation, de créer des espaces à soi sans prendre le pouvoir. La défiance généralisée vis-à-vis des institutions engendre l'idée que le lieu du pouvoir central n'est pas forcément celui où le changement peut arriver.»

À la différence du mouvement altermondialiste, qui tablait encore sur les syndicats ou les associations pour structurer la mobilisation sociale, ce «mouvement d'individus», comme dit Dominique Cardon, ne veut entendre parler ni de syndicalisme ni de parti politique: «Il n'y a plus d'idéologie, souligne-t-il. J'y vois des formes de démocratie non pas substantielles, mais procédurales, où l'on réunit des gens autour de leur indignation et d'un espace de débat ouvert à la diversité des points de vue.»

Des procédures selon lui «obsessionnellement délibératives», chacun devant pouvoir s'exprimer, et qui sont liées à l'évolution du niveau éducatif de pays où l'on n'attend plus d'en haut de savoir ce qui est bon pour soi. «Il y a un sentiment de déficit démocratique de nos sociétés contemporaines», complète Monique Dagnaud. En somme, la confiance autrefois accordée aux institutions républicaines est réinvestie dans les relations de proximité, que favorisent les réseaux sociaux. Pour la sociologue, cette redistribution est aussi le résultat d'un «déraillement des rapports entre générations».

Un aimable bavardage

Mais les Indignés ne sont pas n'importe quels jeunes protestataires, ils font partie de la jeunesse étudiante, éprouvent l'angoisse d'un avenir sombre et sont inspirés par deux autres composantes de cette «Génération Y»: les «hackers» façon Wikileaks ou Anonymous, et les créatifs culturels, genre antipub ou Occupy Wall Street.

En France, si les Indignés ont fini par quitter le parvis de la Défense, ce n'est pas seulement parce que la police n'autorise pas l'installation de tentes. C'est aussi, rappelle-t-elle, du fait que «le sésame absolu reste le diplôme, même s'il débouche sur des stages mal rémunérés». Conséquence: les étudiants seraient avant tout mobilisés par les conditions de leur vie en tant que tel (logement, loi Pécresse, etc.), le spectre politique étant en mesure d'absorber la contestation sociale, du Front de gauche aux Verts.

Mais revenons à la conversation des réseaux sociaux. Est-elle subversive ou au contraire conformiste, avec ce «mur» où l'on se met en scène de façon toujours positive? «Il faut défendre le bavardage, car on passe beaucoup de temps à dire des trucs pas sérieux», assure Dominique Cardon. Parmi cet aimable babillage, rappelle-t-il, circulent aussi des liens vers des sites d'actualité: l'on y dit ce qui vous parle. Et la politique n'est alors pas si loin de la culture LOL: «Cette forme d'autocensure qui consiste à ne pas être trop clivant est transformée en ironie et en humour. Là, les gens n'hésitent pas à débattre de façon intense. C'est la culture du Petit Journal de Canal+. On s'intéresse au centre, mais il y a une manière constante de l'ironiser et de le décoder.»

On est alors bien plus près d'une régénération démocratique que de révolution. Y compris, peut-être, dans les pays arabes. Ou, comme le dit Éric Schmidt, de Google, «il est plus facile de lancer une révolution via Internet que de la faire aboutir».

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