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Après plusieurs mois de gestation et de «teasing», Condé Nast a enfin lancé l'adaptation française de son célèbre magazine, avec Michel Denisot en chef d'orchestre médiatique.

Le rouge est mis. Rouge comme le tapis, qui mène, depuis la place Saint-Germain-des-Prés, à la salle où la présentation, attendue avec exaspération, va enfin avoir lieu. Rouge comme les semelles des vertigineuses Louboutin de la rédactrice en chef, Anne Boulay. Rouge comme les présentoirs, où les piles des exemplaires tant convoités narguent la planète médiatique en ce matin du 25 juin. Rouge, enfin, comme le logo de Vanity Fair. Et la bouche de Scarlett Johansson, qui vampe la première couverture du mensuel.

Les jeux sont faits. Au terme de la conférence, sanglé dans son éternel costume, Michel Denisot, directeur de la rédaction du Vanity Fair français, a distribué de sa main les exemplaires du «plus bel objet de [sa] vie professionnelle». Et après deux années de gestation et de rumeurs, la «foire aux vanités» sur papier glacé a été mis en place à 400 000 exemplaires dans les kiosques le 26 juin. «Un pari fou, un projet déraisonnable», s'enflamme Xavier Romatet, PDG de Condé Nast France.

Tout a commencé un matin de 2011, à New-York, dans le bureau de Jonathan Newhouse, président de Condé Nast International. Dilemme: sur le marché français, vaut-il mieux lancer Wired ou Vanity Fair? «Mon envie, irrationnelle, me portait davantage vers Vanity Fair», avoue Xavier Romatet. Les derniers mots de la présentation du patron français de Condé Nast? «France needs Vanity Fair

Mais la France est-elle vraiment prête? Pour le déterminer, Anne Boulay, forte du lancement réussi du GQ hexagonal en 2008, est dépêchée. Elle se retrouve complètement isolée dans un bureau où elle se livre, comme elle le raconte, à «un travail de laboratoire, un exercice de dissection, afin de mettre à nu les fondamentaux du magazine». Elle se plonge dans les archives, surtout celles de 1913, année de naissance du magazine aux Etats-Unis. «C'est l'année où Braque et Picasso font scandale, où Proust est publié pour la première fois, où se joue Le Sacre du printemps [Stravinsky/Nijinski], où Freud et Jung se brouillent définitivement. Et l'épicentre de ce bouillonnement, c'est Paris», remémore la journaliste.

Entre novembre 2011 et mai 2012, Anne Boulay réalise, avec une équipe réduite «et contrainte au silence absolu», trois numéros zéros. «La difficulté principale était de trouver l'équilibre entre le glamour et l'investigation, pas du tout dans la tradition française», résume la rédactrice en chef. En mai 2012, Jonathan Newhouse donne son feu vert pour un ultime numéro zéro: 15 millions d'euros sont dévolus au titre jusqu'en 2016, trente personnes sont embauchées. En juin, Michel Denisot entre en piste. «Sur le papier, il n'avait aucune des qualités requises pour être un dirigeant de Condé Nast, reconnaît Xavier Romatet. C'est un homme de télévision, il ne connaît pas nos codes, mais il a Vanity Fair dans le sang.»

«Vanity Fair était le modèle du Grand Journal [de Canal+], tout comme, dans les années 1980, il était celui d'Yves Mourousi, premier à mêler info et glamour», souligne l'ex-présentateur de l'émission d'«infotainment» – dont la récente éviction-démission du programme phare de Canal+ n'aurait pas parasité le lancement de Vanity Fair. «Au contraire, on n'a jamais autant parlé du titre que depuis ces dernières semaines!», s'amuse Xavier Romatet, qui a habilement, au fil des mois, distillé une communication au compte-goutte, appuyé par l'agence Image 7 d'Anne Meaux.

L'équilibre d'ici trois ans

«Dès lundi, je serai tous les jours chez Vanity Fair», annonce Michel Denisot, qui vient de tourner les derniers numéros du Grand Journal, et sera au mensuel français ce que Graydon Carter est au titre américain: un ambassadeur au carnet d'adresses en or massif. «Nous allons également profiter du réseau exceptionnel du magazine américain», annonce Xavier Romatet, même si pas plus de 20% du contenu français sera issu de syndications. «Graydon Carter est bienveillant, tout en étant distant, de la même manière qu'Anne Wintour, patronne du Vogue américain, n'intervient pas sur le Vogue français», résume Xavier Romatet.

Leçon apprise, néanmoins, chez l'ami américain, «l'immense travail sur la copie», rapporte Anne Boulay. Au sein de la rédaction du titre français, «la tour de contrôle», comme la décrit Michel Denisot, les journalistes se font lire leurs articles les uns aux autres: Virginie Mouzat, chef du service mode, peut ainsi donner son avis sur la prose d'Hervé Gattegno, chef du service enquête-investigation et inversement. L'idée étant de garder un regard léger sur la profondeur et sérieux sur la frivolité, dans la grande tradition anglo-saxonne et dans l'esprit de la signature du magazine, «Brillant dehors, mordant dedans».

Comme dans «un élégant dîner en ville», résume Anne Boulay, l'affriolante Scarlett Johansson côtoie donc dans ce premier numéro Lakshmi Mittal, qui relate ses rapports contrariés avec la France, le majordome des Bettencourt, Brad Pitt analysé par le philosophe Alain Badiou ou encore les noctambules des défunts Bains-Douches. Soit 500 000 signes de lecture dans le titre, vendu au prix promotionnel de 2 euros (puis 3,95 euros) pour 268 pages, dont 93 de publicité.

«C'est beaucoup et c'est peu», estime Xavier Romatet, qui n'ignore pas que la presse magazine a perdu 10,8% de ses recettes nettes au 1er trimestre 2013 (source Irep). «Nous nous lançons en été, période peu favorable à la publicité, mais propice à l'achat de presse et à la lecture, ajoute-t-il. La diffusion parlera pour nous aux annonceurs.» Condé Nast attend l'équilibre d'ici à trois ans, et le «payback» d'ici à huit ans.

Recruter des lecteurs

A la rentrée, une nouvelle campagne, signée par Gabriel, filiale de l'agence Jésus de Gabriel Gaultier, suivra la première salve de promotion, affichée sur 8 500 faces «à l'instar d'une campagne de parfum», souligne Xavier Romatet. Cinq millions d'euros d'investissement médias pour séduire les femmes de 35-49 ans CSP+ visées par le titre, qui voisinera, dans les kiosques, avec deux publications de Lagardère, Elle et Paris Match. «La priorité est de recruter des lecteurs», insiste Xavier Romatet. L'objectif est de 85 000 ventes pour une diffusion, à terme, de 100 000 exemplaires. La France aura-t-elle besoin de Vanity Fair?


Encadré

Le poids du mythe

Vanity Fair, qui emprunte son nom au roman de William Makepeace Thackeray, fêtera cette année son centenaire. Né en 1913, date où Hollywood dame le pion aux studios français, le titre voit signer dans ses pages Dorothy Parker, J.D. Salinger, Truman Capote, Virginia Woolf… Le mensuel connaît une éclipse de quelques années, avant d'être relancé, en 1983, par Tina Brown, à qui l'on doit notamment, en 1991, la mythique couverture de Demi Moore, nue et enceinte, photographiée par Annie Leibovitz. Le fait-diversier star, Dominick Dunne, aujourd'hui décédé, rejoint la rédaction. Graydon Carter, arrivé à la tête de Vanity Fair en 1992, en fait la machine de guerre que le mensuel est devenu aujourd'hui, en intensifiant ses liens avec Hollywood via, notamment, les «Oscar Parties». Aujourd'hui, le magazine se vend à quelque 1,25 million d'exemplaires chaque mois. Il été décliné au Royaume-Uni, en Allemagne (où sa parution a été stoppée) et en Espagne. En Italie, seul pays où il paraît en hebdomadaire, le titre est le plus rentable du groupe Condé Nast.

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