Soudain, puissant: le mouvement des «Pigeons» constitue pour beaucoup d'observateurs la preuve irréfutable d'une prise de pouvoir des réseaux sociaux dans le débat collectif. Il y aurait donc, dans l'histoire de l'influence numérique, un avant et un après «Pigeons». Cette focalisation sur le numérique cache pourtant le véritable débat à venir, celui de la place de l'entrepreneur dans la société française. La séquence de communication à laquelle nous venons d'assister est exemplaire de ce point de vue.

La naissance des «Pigeons», c'est d'abord, phénomène plutôt rare, la concomitance de deux «grognes» fiscales très distinctes: celle des auto-entrepreneurs et de leur combat à propos des exonérations de charges, celle des entrepreneurs – plutôt patrons de PME ou de start-up – à propos des 60,5% de taxation pour la revente de leurs parts d'entreprises. Deux colères différentes, mais qui vont très vite coaguler dans une partie de l'opinion autour d'un combat: la défense de l'entrepreneur et de «l'esprit d'entreprendre».

Le thème de l'entrepreneur se révèle particulièrement sensible au sein la société française. Si la création d'entreprise rassemble – la quasi-totalité des Français pensent qu'elle est indispensable pour créer des richesses –, l'entrepreneur divise. Entrepreneur, patron, les représentations se situent très vite sur un terrain quasiment idéologique, avec des clivages très marqués: les riches vs les pauvres, la France au front vs la France de l'arrière, la bureaucratie vs la liberté d'entreprendre. Au sein de la société française, il existe de fait une profonde fracture entrepreneuriale. C'est précisément sur cette fracture que le mouvement des «Pigeons» va se développer.

Dans les représentations, un «insight» prédomine dans une partie de l'opinion à propos de l'entrepreneur: c'est un «homme» seul, héros des temps modernes, jeune de préférence, qui doit faire face à des éléments extérieurs – réglementations, impôts… – qui tuent petit à petit l'esprit d'entreprise. Peu importe que derrière le mot entrepreneur se cache des réalités bien différentes, allant de la nécessité de sortir de la précarité à l'envie de créer de la valeur, pas uniquement financière (emplois, richesses…). Peu importe qu'en France, contrairement à bien des idées reçues, la création d'entreprises ait triplé en dix ans. Peu importe que les patrons concernés par les questions de cessions aient souvent plus de soixante ans. Peu importe enfin que bon nombre d'investissements de PME soient soutenus financièrement et avec efficacité par les pouvoirs publics.

Le projet de loi de finances 2013 va être la goutte d'eau qui fait déborder le vase: pour beaucoup, ce qui reste de l'esprit d'entreprendre en France va disparaître sous les fourches caudines de la rigueur budgétaire. Il y a urgence. Et c'est à ce stade que le Web va jouer un rôle déterminant. Sur Internet, l'information devient moins importante que l'émotion. Dès le début, le mouvement trouve à la fois des émissaires emblématiques présents sur Internet – des patrons qui incarnent des «success stories» à la française » et des professionnels de l'influence digitale pour garantir la montée en puissance. Page Facebook pour «massifier» et rendre mesurable la contestation, viralisation via Twitter, identité visuelle proche des pratiques de la contestation en ligne, hashtag un peu décalé (#geonpi) qui affiche un second degré caractéristique des codes du Web.

Le marqueur «pigeons» est certes réducteur, mais il est rassembleur. Trouvé dans l'urgence, à connotation plutôt négative a priori, il est rétrospectivement un coup de génie car il trouve un large écho sur le thème de la spoliation du créateur de richesses. L'offre «Pigeons» rencontre sa demande. Et devient dès lors l'étendard grâce auquel des contestations très différentes peuvent s'agréger pour constituer un mouvement.

La visibilité du mouvement est enfin assurée grâce à l'atteinte d'une masse critique d'opposants, aux intérêts pourtant très distincts. En s'appuyant sur la fronde d'une population très nombreuse d'auto-entrepreneurs et de défenseurs de la liberté d'entreprendre, les patrons de PME et de start-up ont habilement su créer de la visibilité, et donc un rapport de force en leur faveur, entrainant derrière eux une armée de partisans concernés marginalement par le sujet de la fiscalité sur les cessions. Aucun média n'a été réellement en mesure de chiffrer le nombre de patrons de PME concernés par la question des cessions et ayant réellement participé au mouvement. Le Parisien avance le chiffre de 30 000 patrons sans citer ses sources. Les autres évitent le sujet, certains supports parleront même de «jeunes» patrons! Et pourtant, au final, cette rencontre d'intérêts très éloignés n'a bénéficié qu'à une catégorie, celle des PME au stade de la transmission, représentée par des figures symboliques du monde de l'entreprise qui incarnent la mythologie du créateur.

Le mouvement franchit très vite les frontières du Web pour entrer dans la «vrai vie», devenant ainsi un sujet d‘actualité… et de crise pour le gouvernement. Tout se passe en un week-end. En dépit des déclarations de Fleur Pellerin, ministre des PME, de l'Innovation et de l'économie numérique, le dimanche, qui tente de calmer le jeu du côté des auto-entrepreneurs, le mouvement monte très vite en puissance. Dès le vendredi soir, les «twittos» libéraux et ultralibéraux, très actifs sur le réseau social, favorisent une très forte propagation du mouvement, délaissant progressivement les arguments de défense des auto-entrepreneurs pour se concentrer sur le cœur de la rhétorique contestataire, le patron innovant entravé par la puissance publique.

Le passage de relais vers le politique, normal et prévisible, s'effectue rapidement via les militants libéraux présents sur Twitter, suivies plus tardivement par les organisations patronales et professionnelles (Medef, CJD, Croissance+). Le pouvoir d'influence de la presse écrite fera le reste dès le lundi, en se concentrant sur l'ampleur du mouvement, ses composantes politiques et numériques, mais pas sur ses déterminants économiques. Pour la presse aussi, l'entrepreneur est un concept flou.

Au bilan, ce qui ressort de ce mouvement, c'est la polysémie des représentations de l'opinion autour de l'entrepreneur, polysémie qui a permis – par l'agrégation d'intérêts contradictoires – la constitution d'un mouvement de contestation massif à même d'influencer la décision gouvernementale. Dans le récit du redressement qu'ils souhaitent déployer, le président de la République et son gouvernement ont fait des entreprises, et donc des entrepreneurs, des vecteurs essentiels de la sortie de crise. Ceci passe par un travail de réconciliation avec les chefs d'entreprise, par l'obtention d'un consensus social plus large autour de leur rôle et de leur utilité. La fronde des «Pigeons» pouvait, en s'installant, altérer pour longtemps cette ambition. N'en déplaise à certains, c'est sans doute moins l'influence des réseaux sociaux qui a accéléré le recul du gouvernement que l'urgence à préserver un levier symbolique majeur du redressement économique.

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