Sans les recherches de l’armée, il n’y aurait pas de Silicon Valley, rappelle François Bellanger. Le fondateur du think tank Transit-City garde un œil sur les avancées militaires pour anticiper l’avenir. Pas bête.

Dans la Silicon Valley, les start-up s’inspirent massivement des innovations militaires qu’elles « civilisent ». Des applications comme Windguru, destinée aux passionnés de voile et de surf, dérivent de recherches militaires ; les textiles imper-­respirants ou les doudounes ultralégères ont été inventés par et pour l’armée. Et ce ne sont là que quelques exemples.

 

Le GPS, arpanet, la téléphone mobile…

Les militaires ont toujours été de grands inventeurs. Ils sont à l’origine d’évolutions majeures dans la mobilité et le transport, du moteur à réaction au radar, de la robotique à ­internet et du drone à l’exosquelette. Ils ont aussi un temps d’avance sur les questions de l’énergie, des dérèglements ­climatiques ou de l’utilisation des nouvelles technologies. Et pour cause : ayant une obligation de résultat, ils ont pour mission d’anticiper et de penser l’avenir sous l’angle des nouvelles menaces. Or la contrainte est l’un des meilleurs moteurs de l’innovation. Les recherches militaires ont donc toujours, quelques années plus tard, des conséquences sur nos vies quotidiennes. L’armée américaine, qui concentre près de 40 % des dépenses mondiales en matière de ­recherche, est à la pointe. Son organisme de R & D, la Darpa (Defense Advanced Research Projects Agency), communique volontiers sur ses travaux et pistes de réflexion – ou tout du moins sur certains d’entre eux. L’arpanet, l’ancêtre ­d’internet, est son innovation la plus célèbre, mais on lui doit aussi le GPS et la téléphonie mobile. Actuellement, ses ­sujets de prédilection sont les drones, ­l’impression 3D et 4D, les ­robots et les exosquelettes. Notre avenir s’écrit donc en partie au sein de cette agence qui sous-traite beaucoup à des prestataires, les autorisant, en échange de confidentialité, à imaginer des applications civiles de certaines recherches.

 

Google et son bataillon de robots

Google, qui développe au sein du Google X Lab des projets en lien avec la robotique et l’intelligence artificielle, ­rachète depuis 2013 des entreprises spécialisées dans ces secteurs dont Boston Dynamics, fournisseur privilégié de la Darpa. Il a aussi embauché Regina Dugan, ex-directrice de la ­Darpa, en 2012. Si demain, la guerre, c’est de ­l’information et de la technologie, le géant de Mountain View a de toute ­évidence les moyens de s’engager dans la bataille. Son ­armée de robots pourrait-elle devenir plus puissante que les troupes conventionnelles ? La question mérite d’être posée alors que l’idée de l’homme augmenté n’effraie plus la ­Silicon Valley, ni ne soulève le moindre débat philosophique, pas plus que celle d’une longévité indéfinie.

 

Le monde du post-fordisme

Tentons donc d’analyser le monde de demain sous l’angle des imaginaires guerriers. Aujourd’hui, trois avions militaires américains sur dix sont des drones. Dans quelques ­années, ces drones pourront être transformés en micro-usines ­volantes grâce à des imprimantes 3D installées à bord, l’un des objectifs étant qu’ils puissent fabriquer leurs propres armes. En parallèle, l’US Army réfléchit à un système permettant aux conteneurs abritant les postes de pilotage de ces drones de se déplacer seuls. Si on bascule cette réflexion dans le ­domaine civil et que l’on accepte l’idée que le potentiel de l’impression 3D va irriguer une bonne part de l’évolution du monde industriel, on peut imaginer que les usines du futur tiendront dans un conteneur robotisé ou un camion automatisé. En mettant la mobilité et la modularité au centre de ses réflexions stratégiques, l’armée américaine prépare le ­tissu industriel souple et nomade du post-fordisme.

 

Des voitures sans conducteur

Concernant les déplacements, la banalisation de la voiture autonome va changer radicalement la donne. En faisant disparaître la fonction de conducteur, elle permettra l’apparition de la voiture-salon ou de la voiture-bureau. C’est ­encore chez les militaires que l’on trouve les idées les plus stimulantes. Des industriels américains actuellement mènent des recherches pour inventer la Jeep du futur, qui a vocation à remplacer le Hummer dans les prochaines années. Leurs projets intègrent des réflexions sur l’assise des passagers et la prise en charge des bagages. Réflexions qui ont de fortes chances de bouleverser l’approche de l’industrie automobile civile. On devrait donc bientôt pouvoir s’asseoir autrement dans un véhicule, la question étant de savoir si ces ­objets pourront encore être appelés voitures. On voit là toute la ­difficulté à dire, décrire et penser les « choses » naissantes et émergentes avec nos mots et nos concepts actuels.

 

Demain, tous «prothésés» ?

Difficile également de faire de la prospective sans se confronter au conflit ou à sa menace. Or nous sommes entrés dans une nouvelle ère de la guerre. En 2013, l’armée américaine ­dévoilait Talos – une armure de combat rassemblant un exosquelette et des capteurs surveillant la puissance de la machine, la santé du pilote ou des armes intégrées –, semblant tout droit sortie de l’univers de Iron Man. Aujourd’hui, tout le monde est mobile et connecté, une idéologie d’origine militaire qui bouleverse en profondeur notre monde. Demain, devrons-nous aussi être «prothésés» pour être performants ? C’est le dogme sous-jacent à ces dernières ­innovations. Et c’est aussi celui de la Sillicon Valley.

 

Imaginer la ville du futur

En revanche, on entend peu les militaires sur la prospective urbaine. Pourtant, ils sont sans doute, là aussi, à la pointe des réflexions sur les mutations en cours. L’évolution récente des conflits qui ne se déroulent plus sur de vastes champs de bataille mais au sein des villes, en particulier dans les grandes métropoles du Sud, y est pour beaucoup. Cela s’est traduit par l’apparition du concept de feral city, littéralement « ville sauvage », et de l’acronyme Vuca qui résume l’analyse du Pentagone : volatilité (Volatility), ­incertitude (Uncertainly), complexité (Complexity) et ambiguïté (Ambiguity). La stratégie Light Footprint («empreinte légère»), fondée sur l’usage des drones, des cyberattaques et des forces spéciales, en découle. Ces concepts doivent nous aider à imaginer la ville du futur. Îles artificielles contre la montée des eaux, quartiers verts autosuffisants en lieu et place d’anciens sites industriels mais aussi enclaves ultraprotégées sur fond de pauvreté croissante et de rareté des ressources. Demain sera peut-être terrifiant. Il s’inscrit quoi qu’il en soit dans une robotisation et une volonté de surveillance tous azimuts qui doivent tout aux militaires.

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