Audiovisuel
Surfant sur le succès des podcasts, des films sans images voient le jour, pour une diffusion dans les salles obscures ou sur petit écran. Quand le cinéma se mue en rêve…

Fermez les yeux, détendez-vous. En cette chaude soirée de début juillet, les 300 personnes qui s’installent peu à peu dans les gros fauteuils de velours rouge du MK2 Bibliothèque à Paris s’apprêtent à vivre une expérience inédite : la diffusion d’un film sans image en son spécialisé. Au programme de cette séance un peu spéciale organisée par France Culture, Le Brasier Shelley, un récit sonore qui plonge le spectateur dans la vie et l’œuvre du poète britannique Percy Bysshe Shelley, retrouvé mort sur une plage de Viareggio, en Italie, à seulement 29 ans. Le bruit des vagues, le grondement de l’orage, le crépitement du feu et, en écho, son histoire, ses écrits, avec les voix de Gaspard Ulliel, Lola Peploe et même Marianne Faithfull. Grâce au son immersif dit 7.1, celui que seules les salles de cinéma peuvent déployer, les spectateurs sont transportés 200 ans en arrière, dans l’univers de Shelley, chassé du Royaume-Uni pour ses écrits et ses mœurs. L’écran, lui, reste noir durant toute la séance, qui dure plus d’une heure. « C’est le spectateur qui se crée ses images à partir de son propre imaginaire. Les images sont là, elles sont mentales. Le noir de la salle permet de basculer dans l’imaginaire », raconte Céline Ters, réalisatrice de films sonores en son 3D à France Culture et auteure-réalisatrice du Brasier Shelley.

Des sens stimulés

C’est en 2015, dans le cadre de la Fiac Hors les Murs, que France Culture a organisé à Radio France sa première séance de cinéma sans image en son spatialisé, que la radio baptise les cinésonores. Deux films fantômes sont réalisés à cette époque à partir des scénarios jamais réalisés de Bertrand Bonello, Madeleine d’entre les morts et La Mort de Laurie Markovitch. « Nous sommes ici dans quelque chose de l’ordre du partage d’un rêve. Le son 3D donne à l’œuvre toute sa dimension cinématographique et sensorielle, et le noir de la salle de cinéma renforce ça », explique Céline Ters. Depuis, une trentaine d’œuvres ont été produites et diffusées à la maison de la Radio, qu’il s’agisse de films fantômes, de documentaires ou d’ovnis sonores créés de toutes pièces, comme Le Brasier Shelley. En s’associant aux cinémas MK2, Radio France entend aujourd’hui donner au cinésonore une autre dimension. « La salle de cinéma se prête par exemple à des séances familiales, avec des œuvres sonores à destination des jeunes publics. C’est un axe que j’aimerais travailler. Plus largement, il faut installer des rendez-vous récurrents. C’est ça qui fera que les gens prendront l’habitude d’aller au cinéma écouter des cinésonores », estime Sandrine Treiner, directrice de France Culture.

Au fil du halo

La chaîne TCM Cinéma, spécialisée dans le cinéma américain, travaille aussi sur un projet de film sonore, en partenariat avec l’agence de production transmédia Bigger Than Fiction. « Il s’agit d’un projet d’audio first, pas d’audio only. Nous voulons proposer une expérience sensorielle, où l’objet d’attention principal n’est plus l’image mais le son. L’image sera au service de ça, avec des halos lumineux qui permettront d’augmenter les sensations », raconte Julien Aubert, patron de Bigger than fiction. Baptisé Morts à l’aveugle, le film sera un western d’une heure, prévu pour une diffusion sur TCM Cinéma mi-janvier 2020. Il sera aussi découpé en épisodes pour les plateformes de podcasts et les réseaux sociaux. « Nous nous sommes posé la question de l’écran noir mais nous avons finalement préféré laisser aux gens la possibilité de le consommer comme ils veulent, avec ou sans image », se souvient Nicolas Rostan, creative director au sein du groupe Turner, qui édite la chaîne TCM Cinéma. « L’idée n’est pas que les gens regardent l’écran pendant une heure. Ils pourront par exemple s’allonger sur leur canapé et laisser la télévision projeter sur les murs des couleurs qui vont habiter la pièce. La télé devient une machine à faire rêver », explique Julien Aubert.

« Quand il y a une image, le son en devient esclave, il se subordonne, estime Frédéric Changenet, ingénieur du son à Radio France et directeur du son pour Le Brasier Shelley. Sans image, le son prend une autre dimension. Dans les cinésonores, il raconte lui-même une histoire, ce n’est pas que de la voix. Il y a un vrai rôle narratif du son et de la spatialisation. » L’attention portée à la puissance narrative du son est la même dans le film Morts à l’aveugle, conçu en son binaural. Ici, pas de voix off, tous les dialogues sont au style direct et les sons ambiants doivent aider à comprendre l’histoire. « Nous avons beaucoup travaillé la caractérisation audio des personnages. Par exemple, l’un d’eux porte beaucoup de bagues aux doigts, ce qui nous permet de savoir qu’il est dans la pièce même lorsqu’il ne parle pas, par exemple quand il attrape un objet », souligne Julien Aubert.

Welles, Ruttmann : les pionniers

Qu’il s’agisse des cinésonores de France Culture ou du projet de western sonore de TCM Cinéma, le procédé n’est pas sans rappeler les pièces radiophoniques réalisées par Orson Welles sur les ondes américaines à la fin des années 30. « En adaptant à la radio de grands classiques de la littérature, comme Frankenstein, Dracula ou même La Guerre des mondes, Orson Welles a réussi à faire du cinéma sans image à la radio », rappelle Martin Barnier, professeur en histoire du cinéma à l'Université Lumière-Lyon 2. Auparavant, le cinéaste allemand Walter Ruttmann avait réalisé dès 1930 le film sans image Wochenende, qui racontait durant une dizaine de minutes un départ en week-end en n’utilisant que la bande son d’une pellicule cinématographique. « C’est du cinéma expérimental. Par la suite, les lettristes puis les situationnistes ont souvent inclus dans leurs œuvres de longues séquences sonores avec écran noir », ajoute Martin Barnier, auteur d’Une brève histoire du cinéma – 1895-2015 (éd. Pluriel). Beaucoup plus proche de nous, Canal+ avait diffusé fin 2017 sur son antenne la première saison de la série sonore Calls. Orson Welles ne disait-il pas qu’« à la radio, l'écran est plus grand qu'au cinéma » ? Désormais, c’est aussi au cinéma que l’écran disparaît.

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