LA CHRONIQUE DE STÉPHANE DISTINGUIN

À chaque révolution de la mobilité, des centaines d’entreprises se créent mais peu d’entre elles tiennent dans la durée. Même les grands groupes s’y cassent les dents. 

Sans surprise, les Parisiens ont voté ce week-end à 54,5 % pour «moins de SUV» dans leur ville. Ces véhicules qu’on classe facilement comme des aberrations notamment environnementales représentent pourtant la majorité des ventes d’automobiles et beaucoup ont été subventionnés dans leurs versions électriques. Après les trottinettes, bannies lors du référendum précédent, on peut légitimement se poser la question du rapport fluctuant (nec mergitur), expérimental en tout cas, entre l’innovation et les acteurs de la ville. Le sujet passionne parce qu’il concerne directement notre liberté individuelle et l’espace public, et en tant que tel il est un sujet politique et industriel majeur. 

En transformant nos villes, nous rêvions d’inventer de nouveaux champions de la mobilité. Si Uber est devenu le symbole de nombreux excès, n’oublions jamais que l’idée originelle est née à Paris et que la ville a été l’enjeu d’une bataille des mobilités alternatives comme aucune autre. Hélas, cycliste et fan de design, j’assiste à l’agonie de mon beau vélo Van Moof depuis la banqueroute de cette entreprise hollandaise qui voulait crânement devenir l’Apple du vélo. J’ai également appris la semaine dernière la faillite de mon autre moyen de locomotion aussi bien conçu qu’électrique et suédois cette fois : le cyclomoteur Cake. 

Quelques jours plus tôt, Renault, en pleine « renaulution », renonçait à l’introduction en bourse de son activité dédiée aux véhicules électriques, Ampère, et laissait sur le bord de cette route son ambition de créer le Tesla européen, avec une spécialité des petites voitures économiques et non polluantes. Avons-nous abandonné la chance de voir de beaux anti-SUV bien de chez nous dans nos rues ? Parce que tant qu’à faire, si on assume la grossophobie en bagnole, allons au bout des choses et soyons chauvins et snobs. De beaux véhicules européens et innovants, des Deux Chevaux, des Twingo, des Solex, des Vespa, des triporteurs Piaggio, des vélos Gazelle, des Smart… pour rendre nos villes plus belles et gaies. Je crois que nous en avons besoin et que c’est aussi la fonction de ces véhicules quand ils ne nous déplacent pas. 

Certes, à chaque révolution de la mobilité, des centaines d’entreprises se créent et peu d’entre elles tiennent dans la durée. Le secteur de la mobilité subit un darwinisme violent. Quelle difficulté de concevoir, d’homologuer, de produire au bon prix, à la vente, à l’entretien… D’ailleurs la Silicon Valley possède une maxime comme un avertissement sur le sujet : «hardware is hard». Le réel, c’est quand on se cogne, pour paraphraser Lacan. Ce qui a tué mes chers Van Moof et Cake, c’est sans doute de s’être pris pour des start-up du numérique et d’avoir cherché des fonds devenus bien plus rares depuis 2022 quand la bise fut venue… c’est plus facile à promettre sur un Powerpoint qu’à faire rouler dans la rue. 

Le grand retour du métavers

D’ailleurs, même les écrasants champions du monde du numérique deviennent-ils plus discrets sur leurs ambitions dans la mobilité. On dit des intelligences artificielles qu’elles surpassent les humains dans à peu près toutes les activités, jusqu’aux plus complexes comme la médecine… et pourtant on ne leur confie toujours pas le volant. En 2024, après 20 ans d’investissements massifs, le véhicule autonome semble presque aussi lointain que la fameuse intelligence artificielle générale. Tesla et Google s’y sont cassé les dents. Même Apple, qu’on soupçonne de travailler secrètement à une voiture dont on rêve forcément qu’elle soit, de la part du maître de Cupertino, la même œuvre de transcendance de la voiture que ce que l’iPhone a été au téléphone mobile. Mais toujours rien. Numérique et mobilité font bon ménage mais les projets ne réussissent pas à chaque fois. Souvenez-vous encore quand les quelques instants sans les yeux rivés sur un écran devaient devenir le moment de publicités ciblées, de podcast, de contenus dédiés. Même Renault avait investi dans le magazine Challenges sur cette promesse !  

Depuis bientôt 100 chroniques, j’essaie pour et avec vous de réunir les éléments disparates qui font notre époque et de peser les éléments qui s’agrègent, à distance et sous nos yeux, pour faire la bascule du passé vers le futur. La sortie du Vision Pro du géant à la pomme toujours cette même semaine qui sonne le grand retour du métavers, renommé «spatial computing» pour l’occasion, n’est pas un hasard non plus. Ces 18 mois de folie avec l’intelligence artificielle générative ont été marqués par l’appauvrissement des interfaces avec les prompts, ces lignes de texte qui ont leur grammaire mais, c’est leur intérêt premier, aucun style. Vision Pro va relancer la manière dont nous interagirons avec ces technologies. La convergence s’annonce vertigineuse. Philip K. Dick demandait dans le titre original de Blade Runner « Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? ». Conduirons-nous des SUV dans le métavers ? Seront-ils polluants ? Et qui nous proposera de voter pour les taxer ?