LA CHRONIQUE DE BERNARD SANANÈS

Comme pour les Gilets jaunes ou le covid, la colère agricole a permis de voir les invisibles, d’entendre les inaudibles. Si leur parole avait été captée plus souvent au cours des mois précédant les crises, les réponses à leurs difficultés auraient été sans doute mieux anticipées.

Un mouvement social ressemble rarement à un autre. Une fois de plus, la comparaison n’échappe donc pas à la règle. Entre le mouvement des Gilets jaunes et celui des agriculteurs, il y a pas mal de différences et quelques points communs. Du côté des différences : sociologiques d’abord, entre un mouvement qui à ses débuts se voulait attrape-tout, des employés aux retraités, avant de se marginaliser par ses revendications politiques, et une colère agricole d’abord corporatiste qui a rapidement réussi à être vécue comme un enjeu national ; le niveau de violence rarement atteint par les Gilets jaunes contre une violence mise le plus souvent à distance par les agriculteurs ; l’hostilité au président de la République comme ciment pour le mouvement des ronds-points, la colère contre une politique européenne et le libre-échange en 2024 ; un mouvement incontrôlé porté par de multiples visages mais sans vrai leader en 2018 contre un mouvement agricole vite encadré par des syndicats puissants et capable de produire des revendications structurées. Parmi les points communs à l’inverse, le soutien de l’opinion à plus de 70% au début des GJ à plus de 80% pour les agriculteurs, le combat commun contre les taxes et les normes, l’anti-parisianisme, les actions parties du terrain, l’esprit de solidarité vu et entendu il y a cinq ans sur les ronds-points comme aujourd’hui autour des barbecues.

Revendication à la dignité

Mais dans la colonne des points communs à ces deux mouvements, un marqueur se détache : la revendication à la dignité, à pouvoir vivre de son travail. On l’a peut-être un peu oublié mais à la naissance des GJ, il y avait souvent la voix de ces couples où mari et femme travaillaient, qui décrivaient leur quotidien fait de réveils au petit matin et de longs trajets, mais aussi de l’impossibilité, avant même la crise inflationniste, à pouvoir préserver la sortie mensuelle du week-end. La parole des agriculteurs évoquant leurs 70 à 100 heures par semaine pour dégager chaque mois des revenus souvent inférieurs au Smic résonne en écho à cette demande de reconnaissance de leurs efforts quotidiens et leur attachement à la valeur travail. En ce sens, les deux mouvements différents d’ailleurs fortement de l’autre grand conflit ayant marqué les quinquennats Macron : celui des retraites, qui actait lui dans la société post-covid une relation nouvelle au travail et résumée par le slogan « ne pas perdre sa vie à la gagner ».

Enfin, c’est aussi dans le traitement médiatique que le récit des deux mouvements se rapproche. Pendant plusieurs jours et de longues heures, enchaînant duplex et débats, les médias et notamment les chaines info ont en 2018-2019 comme en 2024 donné la parole à ceux qui ne l’ont que rarement. Les GJ avaient permis, avant même le covid et la redécouverte des métiers essentiels, de mettre en lumière la vie quotidienne des infirmières, des livreurs, des mères isolées, des précaires. Le quotidien des agriculteurs, leur engagement, la dureté de leurs conditions de travail, décrits avec dignité mais sans masquer la colère, avec des mots simples et graves, leurs fins de mois et leurs pensées suicidaires parfois, ont fait la une des médias alors que leur exposition médiatique était jusque-là limitée au Salon de l’agriculture ou à L’Amour est dans le Pré. Comme pour les Gilets jaunes, comme pour le covid, la colère agricole a permis de voir les invisibles, d’entendre les inaudibles. Si leur parole avait été captée plus souvent au cours des mois précédant les crises, leur mécontentement aurait été mieux pris en compte par les décideurs, les réponses à leurs difficultés quotidiennes sans doute mieux anticipées. Cette invisibilité dit aussi quelque chose du sentiment de relégation et d’exclusion vécu au cœur de tous ces métiers. N’y a-t-il que l’expression de la colère qui donne la parole aux Invisibles ?

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