éthique
La tournée parisienne, très médiatisée, du chantre du microcrédit Muhammad Yunus a mis en avant les quelques initiatives des entreprises en matière de social business. Une démarche qui n'est pas seulement philanthropique.

«Standing ovation» pour Muhammad Yunus. Jeudi 4 février, lors de son entrée sur la scène du cinéma Le Grand Rex à Paris, le prix Nobel de la paix 2006 et chantre du microcrédit est longuement acclamé par une assistance en majorité composée d'étudiants entièrement acquis à sa cause. Invité à une soirée sur le thème de la «génération solidaire», à l'initiative de la chaire Entreprise & Pauvreté de HEC Paris, soutenue par Reporters d'espoirs et Danone.communities, le fondateur bangladais de la Grameen Bank clôture un séjour parisien bien rempli : visite du Salon des entrepreneurs, où il a annoncé la création d'un fonds d'entreprises sociales à Haïti, rédacteur en chef d'un jour à Libération, rencontres avec Martin Hirsch, haut commissaire aux Solidarités actives, Maria Nowak, présidente de l'Association pour le droit à l'initiative économique (Adie), etc.

Véritable icône de l'entrepreneuriat social, Muhammad Yunus a réussi ces dernières années à fédérer quelques grandes entreprises autour du concept de «social business», fondé sur le principe «pas de pertes, pas de dividendes» (voir encadré). Une sorte de mécénat 2.0 dont la finalité n'est plus d'assister une population, mais bien de lui donner les moyens de subvenir elle-même à ses besoins de façon pérenne. En somme, une manière de revisiter le concept d'économie sociale du XIXe siècle qui donna naissance aux coopératives, mutuelles et autres associations, dont Emmaüs fut un des derniers exemples emblématiques. 

Le récent engagement sociétal de ces entreprises est d'autant plus notable qu'il ne va pas de soi. «Les entreprises ont répondu aux demandes de l'opinion qui leur mordait les mollets… Si certaines – rares – en ont fait un vrai élément de leur stratégie, la majorité se contente de suivre la montée de la marée», résume Xavier Delacroix, président de First & 42nd, filiale d'Edelman spécialisée en responsabilité sociale. Parmi les précurseurs, Danone, qui a lancé en 2007 avec Mohammad Yunus à Bogra, au Bangladesh, la Grameen Danone Foods, une mini-usine de yaourts fortifiants pour les enfants. Si les profits ne sont pas encore au rendez-vous (bien que les ventes aient été multipliées par sept l'an dernier), le groupe, via son fonds d'investissements Danone.communities a lancé en 2008 deux autres projets : La Laiterie du berger au Sénégal et 1 001 Fontaines au Cambodge.

L'approche plus «business» des Anglo-Saxons

«Avec les entreprises allemandes comme BASF ou Adidas, les sociétés françaises sont leaders dans le “social business”», assure Éric Lesueur, directeur de projets chez Veolia Environnement qui, en 2008 a également créé avec Yunus la Grameen Veolia Waters, une coentreprise de production d'eau potable au Bangladesh. La démarche est en revanche peu prisée par les groupes anglo-saxons, plus sensibles à la stratégie dite du BOP (voir encadré), qui privilégie une approche plus «business». C'est ainsi qu'en 2001 en Inde, et depuis dans d'autres pays d'Asie du Sud, Unilever mène le projet Shakti, consistant à mettre en place un réseau de vente de ses produits en zones rurales. Idem pour SC Johnson qui, depuis 2004, a créé un service de nettoyage de sanitaires collectifs dans les bidonvilles de Nairobi, au Kenya. Autres exemples : le groupe de BTP mexicain Cemex et son programme immobilier en autoconstruction Patrimonio Hoy ou Orange et ses forfaits bloqués RSA, Zap et Smart de 10 à 25 euros par mois sans engagement. «Cette vision plus “low cost” que sociale, visant les plus riches des pauvres, est finalement peu innovante», analyse David Ménascé, consultant chez First & 42nd et directeur du Bopobs, observatoire du BOP.

«Le social business ne peut s'appliquer qu'aux produits de première nécessité. La finalité n'est pas de créer de nouveaux besoins auprès de gens qui, de toute façon, compte tenu de la faiblesse de leurs revenus, ne sont pas appelés à devenir des consommateurs lambda à court ou moyen terme», estime Gilles Vermot Desroches, directeur développement durable de Schneider Electric, qui s'est investi à la fois dans le mécénat, avec une fondation consacrée à la formation aux métiers de l'électricité (budget total : 8 millions d'euros), dans le BOP avec la conception de produits et services adaptés aux populations pauvres et, depuis septembre dernier, dans le social business via un fonds d'investissement solidaire, Schneider Electric Energy Access doté de 3 millions d'euros (à terme 70 millions d'euros).

«Dans ce type d'engagement, si le seul ressort est le “business”, ça ne marche pas», constate Thierry Sibieude, professeur à l'Essec et directeur de l'Institut de l'innovation dans l'entrepreneuriat social, lancé le 1er février dernier par l'Essec de Cergy. «Il est cependant dans l'intérêt de l'entreprise de mener ce genre de programme. Un industriel de l'eau, par exemple, ne peut s'installer dans un pays où les deux tiers de la population n'ont pas accès à l'eau sans s'en préoccuper, ce afin de préserver localement son environnement social et économique», ajoute-t-il.

Quelques règles de base

Au-delà de la nécessité de cultiver son écosystème, le “social business” revêt aussi de nombreux autres avantages pour une entreprise. «Les actions que nous menons sont une source de motivation importante en interne. Cent cinquante salariés ont déjà travaillé directement sur l'un de nos projets et plus de 2 000 employés ont investi dans notre fonds. Un grand nombre de lettres de candidatures font d'ailleurs référence à Danone.communities», assure Olivier Maurel, “community manager” du fonds solidaire du groupe alimentaire. «Ces initiatives sont aussi une plate-forme d'innovation, une manière de repenser notre façon de travailler, de réviser nos processus de fabrication et de repenser nos relations avec les parties prenantes», ajoute-t-il, avant de préciser que cinq nouveaux projets sont à l'étude pour 2010 en Europe et en Amérique du Sud. 

Pour Thierry Sibieude, de l'Essec, le “social business” est une voie nouvelle pour l'entrepreneuriat. «Je ne crois évidemment pas au “grand soir” de l'entrepreneuriat social, mais d'ici cinq à dix ans, cela aura un impact certain sur l'organisation des entreprises en général et leur façon d'aborder un marché», estime-t-il. Encore faut-il respecter quelques règles de base. Dans une tribune publiée dans Libération le 4 février dernier, Frédéric Dalsace, professeur à HEC et titulaire de la chaire Social Business-Entreprise et Pauvreté, énonçait cinq critères pour être crédible : les initiatives sociétales ne doivent pas avoir pour objectif de «camoufler les effets négatifs induits par l'activité de l'entreprise», l'engagement doit être «cohérent avec les pratiques de l'entreprise», il doit être «en lien avec son activité»,«il devient crédible au fil des années» et son amplitude doit «être mise en regard non du chiffre d'affaires, mais de la rémunération des actionnaires».

Autant de règles supposées écarter tout risque de «socialwashing». Résolument optimiste, Muhammad Yunus ne s'émeut pourtant pas de ce type de dérapage dans un entretien à Libération : «Même si cela ne représente que 10% des firmes qui se disent “sociales”, c'est déjà ça. Celles-ci doivent apprendre qu'elles ne sont pas condamnées à vouloir des rendements de 15% et qu'elles peuvent aussi faire du business social.»

 

 

Du BOP au social business

BOP. En 1999, l'économiste indien de l'université du Michigan C.K. Prahalad publiait l'ouvrage The Fortune of the Bottom of the Pyramid, selon lequel le «business» reste le moyen le plus efficace pour éradiquer la pauvreté, ce en adaptant l'offre des entreprises et leur réseau de distribution aux quatre milliards de personnes vivant avec moins de 2 dollars par jour, ce fameux «bas de la pyramide» («Bottom of the Pyramid» en anglais). Une approche peu innovante et centrée sur la maximisation des profits, mais facilement réplicable.

Social business. Le héraut du microcrédit, Muhammad Yunus, défend le concept des «non loss, non dividend companies». Ces entreprises, qui reversent la totalité de leurs profits dans leurs projets, visent à résoudre un problème (social, écologique, sanitaire, etc.) en impliquant la population locale dans l'ensemble de la chaîne de production. Cette démarche plus innovante reste toutefois difficile à dupliquer.

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