Création
La publicité recycle tout, y compris les discours idéologiques et révolutionnaires. Mais l'exercice requiert un certain doigté, car il peut se révéler potentiellement explosif.

[Cet article est issu du n°1948 de Stratégies, daté du 26 avril 2018] 

 

 

Décidément, certains ne changeront jamais… À la toute fin de la série Mad Men, Don Draper semble en avoir fini avec ses démons. L’imposteur de génie, l’infidèle en série s’est délesté de tous ses biens matériels et a trouvé refuge dans une communauté hippie. Sur la côte de Big Sur, en Californie, il médite, entouré des membres de la communauté. Le beau visage tourmenté de Draper s’illumine tout à coup d’un sourire apaisé. Sérénité retrouvée ? Épiphanie ? Pas du tout : les images de la célèbre publicité Coca-Cola, « I’d like to buy the world a Coke », saturée de « love » sur fond de « flower power », démarrent. Sommes-nous naïfs : si Draper est enfin heureux, c’est qu’il vient d’inventer la plus célèbre publicité de l’histoire de la boisson gazeuse, en s’inspirant de l’expérience qu’il venait de vivre. Publicitaire un jour, publicitaire toujours…
Grande recycleuse devant l’éternel, la pub dévore et digère tendances, musiques, mythologies, littérature, art… et ne barguigne pas, non plus, quand il s’agit d’invoquer les utopies. Le jean des pionniers américains Levi’s ne s’en est pas privé, que ce soit en donnant à voir Woodstock et ses chevelus en denim dans une publicité de 1969, ou cette croquignolette campagne de 1975, « Imaginez un peu la vie en Levi’s », résolument post-soixante-huitarde, entre le Hair de Milos Forman et le Big Bazar de Michel Fugain. « Si on veut pousser à une prise de conscience, en publicité, on va utiliser la dystopie, explique Sarah Lemarié, planneuse stratégique chez Marcel. En revanche, l’utopie pousse à l’action. »

68, année parodique

Ceux qui ont grandi dans les années 1980 se souviennent du petit Chinois communiste de la pub Citroën pour l’AX, signée « Révolutionnaire ! ». Plus proche de nous, Leclerc reprenait l’imagerie de mai 68, avec des accroches telles que « la hausse des prix oppresse votre pouvoir d’achat ! » et des visuels de CRS aux boucliers affublés de codes-barres… Le procédé – reprendre l’iconographie de 68 pour inciter à la consommation – a provoqué certains remous. « Il est beaucoup plus compliqué qu’il n’y paraît de capitaliser sur les marques. Vendre un produit, un service, est le plus souvent fondamentalement contraire à la notion d’idéal pour le futur », constate Nicolas Orsoni, directeur du planning de Proximity BBDO Paris.

Le cofondateur d’Altmann+Pacreau, Olivier Altmann, dresse quant à lui une chronologie de l’utopie dans la pub. « Dans les années 1980-1990, on se trouvait plutôt dans le registre de l’ironie, de la moquerie, en détournant les clichés de 68, de Woodstock et de la contestation américaine contre le Vietnam, qui sont souvent amalgamés dans les représentations publicitaires. Les révolutionnaires sont souvent montrés comme des ados boutonneux qui veulent refaire le monde, ou des vieux babas cool vêtus de robe de chanvre… Dans une société qui assumait sa croissance, ses valeurs individualistes, on pouvait se moquer comme de doux rêveurs à barbe et se servir sans vergogne des valeurs utopiques ou révolutionnaires pour vendre. Aujourd’hui, ça ne passe plus du tout. »

Question de légitimité

Comme l’utilisation de l’utopie à des fins purement cosmétiques, qui provoque irrémédiablement la bronca des consommateurs. Pepsi et sa campagne avec Kendall Jenner, surfant sur la vague du mouvement « Black lives matter », en a fait l’amère expérience. Selon Nicolas Orsoni, la récente campagne Bompard, histoire d’amour en cachemire sur fond de manifs, pourrait flirter avec le bad buzz : « En tant que planneur, j’ai le plus grand respect pour la stratégie qui consiste à dire que la douceur est la nouvelle force. J’ai plus de mal avec les manifestants en pull à 400 euros… »

Se pose la question de la légitimité de la marque. Quand L’Humanité détourne les tracts politiques des années 1960 avec la signature « Dans un monde idéal, L’Humanité n’existerait pas », personne n’y trouve à redire. Pour la plupart des marques, l’exercice est potentiellement explosif. « À une époque, on pouvait se contenter d’être dans le discours, mais ce n’est plus possible, note Sarah Lemarié. Si une pub est performative, qu’elle restaure une discrimination, renverse une conception erronée, là, d’accord. » Comme le résume Olivier Altmann, « la ficelle de l’utopie est un peu grosse : des propos révolutionnaires pour te filer un forfait à 15 euros… » Dans un monde idéal, la récupération n’existerait pas.

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