Si vous connaissez des experts en sécurité informatique, ils trouveront facilement du travail à l’heure actuelle. « On en recherche activement », avoue Cédric Vandervynckt, directeur général de Criteo. Les petites annonces de ce type fleurissent chez les acteurs de la publicité digitale. Dans quel but? Lutter contre la fraude. Des mots dans toutes les bouches depuis environ un an sur le marché. Le secteur, surtout les annonceurs, commence à ouvrir les yeux sur la question. L'ampleur de la fraude dans le digital est effrayante, comme le révèle un rapport de la World Federation of Advertisers (WFA), publié en juin dernier. Selon l’association américaine, les faux clics, fausses impressions, fausses données et autres méthodes de filous, représenteront, dans le meilleur des scénarios, 50 milliards de dollars en 2025. Dans le pire des cas, si rien n’est fait, la somme pourrait atteindre… 150 milliards de dollars par an, soit 30% des investissements!
«Le phénomène a une explication simple, note Yann Le Roux, directeur général France d'Integral Ad Science. Le gâteau est énorme, mondial, et les condamnations faibles, voire inexistantes. Cela fait de la fraude publicitaire une activité très lucrative et peu risquée.» Les voleurs peuvent s’en donner à cœur joie. D’autant que l'écosystème est de plus en plus complexe avec le programmatique. La peur est telle que la WFA incite les annonceurs à regarder à deux fois avant d’investir dans le digital. Un discours alarmiste. Pourquoi le sujet n’émerge que maintenant? «Les annonceurs ont beaucoup progressé depuis deux ans et analysent mieux leurs résultats de campagnes digitales, explique Stéphane Baron, consultant indépendant spécialisé en marketing digital. Notamment en réfléchissant à la visibilité des publicités et en cherchant à déterminer au mieux les modèles d’attribution. Pour mieux répartir la valeur entre les différents acteurs, ils ont été obligés de mieux repérer qui faisait quoi, et comment se déroulait précisément le processus.» Et certains ont pu tomber de haut en comparant les factures et les résultats... Mais le concept de fraude publicitaire n’est pas aussi simple.
Des techniques de fraude pointues
Tout d’abord, «il faut arrêter de rêver à une publicité digitale entièrement saine, prévient Erwan Lohezic, directeur général d'Iprospect France, chargé du programmatique. Personne n’est capable de savoir avec certitude, en temps réel, si une publicité a été vue ou montrée à un humain ou un robot.» La recherche de la fraude est probabiliste et se fait souvent a posteriori. «En analysant les résultats, on trouve des indices qui suggèrent que l’on a affaire à des robots. Ce peut être une récurrence trop précise dans les actions, des mouvements de souris trop rectilignes, des actions trop rapides, etc., détaille Yann Le Roux. On détermine ainsi une probabilité que ce soit frauduleux.» Quand celle-ci dépasse une certaine limite, la publicité n’est pas comptabilisée.
Mais les fraudeurs sont rusés, et leurs méthodes de plus en plus perfectionnées. Fini le vol de clic. Ils arrivent maintenant à qualifier des adresses IP, à inventer de la data, de faux défilements de pages («scrolling»), de faux déplacements de souris, de faux paniers d'e-commerce… «Ils ont toujours un temps d’avance», concède Yann Le Roux. Et cela ne risque pas de s’améliorer. La WFA s’inquiète que la mafia ne s’y mette. «Pour l’heure, le crime organisé n'a une implication que limitée, mais cela devrait changer quand on sait à quel point elle a participé à l’industrie du spam ou toutes les autres formes de cybercrimes», pointe le rapport. Inutile d’ajouter que si elle s’il s’y mettait pleinement, avec les moyens qui sont les siens, ce serait catastrophique pour le secteur.
Actuellement, les principaux coupables sont appelés les «black hat marketers» en jargon d'informaticien. Ce sont des experts en informatique, qui ont parfois travaillé dans le milieu publicitaire ou y travaillent encore, et se constituent un complément de revenus en exerçant leur passion à la maison. Ou alors des «ad-networks» (vendeurs d’espaces publicitaires) officiels aux pratiques douteuses.
«Bien définir le concept» de fraude
Car les pratiques «douteuses» sont aussi monnaie courante. «Quand on parle de fraude, il faut bien définir le concept, prévient Cédric Vandervynckt. C’est un gros sujet car les technologies se développent de plus en plus et complexifient l’écosystème. Notre travail est d’identifier au mieux les sources suspicieuses.» Le système publicitaire digital n’est pas parfait, et certaines pratiques appelées «fraudes» tiennent plus de l’erreur que de la malveillance. Il faut différencier le criminel qui en fait son gagne-pain du professionnel qui fait des erreurs. «Même si certains usages sont limites, avoue un expert du secteur. Une campagne française étendue sur des adresses étrangères en Belgique, par exemple, peut permettre de rattraper les chiffres en fin de campagne lorsqu’ils sont décevants.» Mais dire que ces usages sont fréquents seraient mentir.
Le mobile par exemple, pose problème. «On peut voir des campagnes géolocalisées, avec comme coordonnées géographiques celles de l’antenne relais. Comme c’est le cas souvent en web mobile, explique Stanislas Coignard, CSO chez S4 Mobile. Forcément, ce n’est pas précis, et dans un rayon de quelques kilomètres, tout le monde a les mêmes coordonnées!» Difficile de faire une campagne de web-to-store dans un magasin particulier. Idem pour l’achat de trafic de la part des éditeurs. En cas de campagnes peu convaincantes, les éditeurs confient à des prestataires le soin de rediriger du trafic sur leur site, avec les impressions associées. Pratique courante et connue de tous. Problème: les audiences conséquentes ne sont pas qualifiées.
Dans un récent rapport, l’association des annonceurs américains (ANA) a tiré la sonnette d’alarme, qualifiant la question «d’inquiétante». Car les responsables marketing ne sont pas au fait. Mais, encore une fois, toutes ces pratiques sont inhérentes à la technologie, face à des personnes encore peu éduquées sur le sujet. Et les imperfections du système ne font pas des criminels partout. Elles demandent simplement que le secteur progresse.
Les marques doivent réagir
Alors comment faire ? Déjà, les éditeurs dits premium et les prestataires réagissent, s’associant pour tenter de garantir des espaces publicitaires fiables. Les offres premium prolifèrent sur le marché, toujours plus certifiées. La certification des entreprises est aussi une solution… coûteuse. «Nous sommes le seul acteur international accrédité MRC (Media Rating Council) pour les indicateurs mobiles: impressions, clics, part des impressions qui ont généré un clic (CTR)», note Stanislas Coignard. Une accréditation qui se fait dans la douleur. Avec un audit de 15 mois, jusque dans le détail de tous les processus, et qui se renouvelle régulièrement. Mais cela rassure les annonceurs… Et, in fine, les briefs sont beaucoup plus fréquents chez S4M depuis le tampon officiel. Et les institutions?
Aux États-Unis, une instance spécifique, la TAG (Trustworthy Accountability Group), émanant de l’IAB (Interactive Advertising Bureau), a vu le jour pour réfléchir sur la question. En France, l’IAB n’en est qu’au stade des recommandations. Même si l'association travaille à faire reconnaître ses critères de visibilité des publicités. «Il n’y a que la pédagogie qui fonctionnera, estime Stéphane Baron, consultant indépendant spécialisé en marketing digital. Il faut que les marques se mettent au niveau techniquement, investissent en interne, peaufinent leurs KPI [indicateurs clés de performance] pour qu’ils soient précis, et passent du temps à éplucher les résultats de campagnes.» Car plus les KPI sont rigoureux, plus il est difficile de truander les résultats.
« Chez Criteo, nous les prenons directement en compte dans notre modèle économique, assure Cédric Vandervynckt. Les campagnes sont directement indexées sur ce qu’elles ont rapporté en chiffre d’affaires à nos clients. » Moins Criteo fait gagner de l’argent à ses clients, moins il est rémunéré. D’où l’importance pour cette entreprise aussi, de lutter contre les «fraudes». Et pour tout le secteur, d’ailleurs. À terme, ce sont bel et bien les investissements des annonceurs qui pourraient se raréfier, alors que le digital et le programmatique sont promis à un bel avenir. Quel gâchis!