Dossier Marques
L’e-sport, dont les audiences auprès des jeunes, si difficiles à toucher, sont en constante hausse, fascine les marques. Mais le domaine est difficile à appréhender pour les non-initiés. Les annonceurs doivent s’adapter aux codes d’un secteur qui doit aussi se structurer et se professionnaliser.

Diffusé comme un match international de football. Suivi autant qu’une étape du Tour de France. Doté financièrement comme Roland-Garros. En octobre dernier, la finale du championnat du monde de League of Legends a été retransmise en direct par 23 diffuseurs en 18 langues. Les matchs, disputés de New York à San Francisco en passant par Chicago et Los Angeles (pour la finale), devant des milliers de spectateurs, ont été suivis dans le monde par 43 millions de personnes, avec un pic à plus de 14 millions lors de la victoire de l’équipe sud-coréenne SK Telecom T1. Ces gagnants, notamment la star mondiale Faker, dieu vivant à 20 ans, se sont partagés 2 millions de dollars (1,8 million d’euros) de primes.

L’e-sport n’évolue vraiment pas dans un monde virtuel parallèle au sport réel. «Les similarités abondent entre sport et e-sport, comme par exemple les maillots des joueurs professionnels identifiants les équipes qui affichent des logos de sponsors, note Nathalie Zimmermann-Nénon, directrice générale de Kantar Sport. Ces maillots sont d’ailleurs commercialisés auprès des fans par les boutiques des équipes, comme Fnatic [équipe de League of Legends qui a remporté le premier championnat du monde, en 2011], qui vient d’ouvrir un pop-up store à Londres, dans le quartier branché de Shoreditch.»

L’e-sport, cette terre inconnue, est tentante pour les marques. Le phénomène affole les compteurs et les directeurs marketing. Toutefois, pour ces derniers, la comparaison avec le sport s’arrête là. «Cette communauté s’est créée seule, discrètement et pendant des années, explique Jean-François Royer, directeur associé d’Uniteam Sport. Le risque d’un rejet résultant d’un “bad-buzz” est réel.» Un avis que partage Gilles Dumas, coprésident de Sportlab: «L’univers est très complexe, et cette population de “geeks” ne souhaite pas voir arriver les marques. Il faut coller à leur culture et la respecter.»

La communauté e-sport apprécie donc l’humilité des nouveaux entrants, même si, aujourd’hui, son public a largement dépassé les frontières de l’adolescent boutonneux. Médiamétrie annonce que 45,2% des Français ont déjà entendu parler d’e-sport. Sportlab estime la communauté de joueurs à près de 20 millions en France, soit 41% de la population. Plus précisément, ils seraient 8,2 millions (17%) à suivre les événements e-sport et 3,4 millions (7%) à disputer des compétitions. L'institut CSA, pour Havas Sports & Entertainment, montre une cible très masculine (68%) et jeune: 62% de 15-34 ans.

Lisibilité

Ce monde possède ses propres disciplines, événements, championnats, stars, canaux de diffusion et, donc son propre public, de plus en plus nombreux. Il a aussi ses codes, qu’il convient de ne pas transgresser. «Il ne faut pas bêtement appliquer les règles classiques du sponsoring sportif», préviens Gilles Dumas, de Sportlab. «La communauté détient un pouvoir d’influence très fort», ajoute Pierre Acuna, planneur stratégique chez Havas Sports & Entertainement. «Les prises de parole doivent se faire dans leur langage, et l’essentiel de la communication devra être digitale, en particulier via les réseaux sociaux», poursuit Jean-François Royer, d’Uniteam Sport.

Avant d’investir l’e-sport, une marque doit franchir plusieurs étapes. La première, sans doute la moins évidente, est la barrière générationnelle. «J’ai dû faire un gros travail d’évangélisation en interne avant que nous décidions d’y aller», confie Diane Ollier, responsable des partenariats et community manager d'Allo resto. «Je recommande à mes clients de recruter un collaborateur qui possède cette culture», lâche même Jean-François Royer, d’Uniteam Sport.

L’autre étape à franchir est la lisibilité de la discipline. Et il y en a besoin. En effet, les championnats et les ligues se multiplient, dans la plus grande confusion. Pas de quoi rassurer des marques qui pataugent déjà un peu. «Chaque jeu a ses propres championnats et structures de compétition, reconnait Raoul Leibel, directeur commercial de Webedia, l’un des poids lourds du secteur. Ça devient un peu n’importe quoi…» Ce ménage, ce sont les éditeurs de jeux qui l’entreprennent. Ils ont un rôle central dans cet écosystème car ce sont les maîtres des règles, comme les fédérations internationales dans le sport. Mais, contrairement à ces dernières, ce sont des sociétés commerciales, qui ont très bien compris où se situaient leur intérêt économique. Ainsi, l’américain Riot Games contrôle totalement son produit phare, League of Legends, et maitrise tous les droits de ses compétitions. Activision Blizzard, éditeur de Call of Duty, l’autre référence du secteur, a racheté un spécialiste de l’organisation d’événements e-sport, MLG (Major League Gaming). L’objectif est clair: le contrôle de ces droits susceptibles d’apporter des revenus supplémentaires, comme le confiait Michaël Sportouch, vice-président Europe d’Activision, dans Stratégies (n°1877, 27/10/2016).

De même, Electronic Arts (EA) reprend peu à peu la main sur son jeu phare: Fifa 17. Beaucoup moins populaire dans l’univers e-sport que League of Legends ou Call of Duty, le jeu de football s’affirme grâce à sa lecture facile par les non-initiés, comme la porte d’entrée des marques dans le secteur. EA a repris l’organisation des championnats existants et s’est rapproché des institutions sportives. L’éditeur vient ainsi de lancer le championnat E-Ligue 1 en partenariat avec la Ligue de football professionnel (LFP), et a vendu le naming à Orange et les droits audiovisuels à Be in Sports.

Premiers pas des annonceurs et diffuseurs

La professionnalisation du secteur passe par des compétitions hiérarchisées et lisibles, sans doute aussi grâce à des jeux plus compréhensibles pour le grand public, et avec des acteurs clairement identifiés. Déjà, le statut de joueur professionnel en France, voté l’été dernier par le Parlement, est un gage qui devrait rassurer les marques.

Car l’e-sport est un enjeu important pour des acteurs classiques, qui sont prêts à y investir beaucoup. Coca-Cola est engagé depuis quelques années dans le secteur. Pour Adidas, c’est tout nouveau. L’équipementier sportif vient de signer, ce début d'année, un partenariat avec Team Vitality, une des équipes phares françaises. «Nous avions une énorme envie, mais nous préféré prendre dix-huit mois de réflexion avant», explique Benoît Menard, directeur de la newsroom d’Adidas, qui s’est seulement engagé avec l’équipe évoluant sur Fifa, donc pas pour les autres jeux. «Nos cibles vivent le football de toutes les manières et à tous les moments, c’est pour cela que nous avons fait ce choix avec Vitality, poursuit le dirigeant. A moyen terme, nous verrons si nous allons plus loin.»

Cette réflexion, les diffuseurs traditionnels l’ont également. L’e-sport a créé ses propres médias, tel Twitch, devenu la plateforme de référence du secteur pour les événements en direct. You Tube est présent, mais pas incontournable. Que dire donc de TF1? La chaîne historique tente malgré tout de se faire une place. D’une part, la régie du groupe, TF1 Publicité, a pris la commercialisation de Twitch. D’autre part, le groupe a développé l’e-sport sur sa chaîne digitale Xtra, destinée à un public jeune, notamment en organisant et en retransmettant des compétitions. C’est un premier pas. «L’e-sport est un spectacle télévisuel incroyable, assure Olivier Ou Ramdane, directeur des nouveaux business du groupe TF1. Notre mission est de proposer une lecture de l’e-sport au plus grand nombre. Mais cela va prendre du temps, des années.» Ce n’est pas pour demain, donc, que Faker et ses amis feront le bonheur des prime-time de TF1. Quoique...

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