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Lorsque David Droga se met à parler, il ne reste plus une place de libre dans la salle : il est la rock star du monde publicitaire. En 2019, son agence Droga5 était rachetée par Accenture Interactive. À Cannes, le publicitaire australien évoquait une industrie en repli – dans le même temps, il croit fermement à la créativité. Nils Adriaans l’a rencontré.

Au lieu d’être racheté par un « gros poisson », vous auriez pu, sans l’ombre d’un doute, racheter vous-même un plus petit poisson doté des mêmes compétences qu’Accenture – et auriez pu rester indépendant. Pourquoi n’avez-vous pas fait ce choix ?

David Droga. Il est vrai que j’ai toujours dit que j’étais fier de notre indépendance. Mais il est également vrai que si vous jetez un œil à ma carrière, vous noterez que j’aime aller de l’avant, souvent à grande vitesse, et que je ne prends pas toujours les décisions les plus évidentes. Ceci étant dit, la vérité est que nous n’étions pas vraiment inquiets sur le fait de rester indépendants ou pas, ou bien d’être rachetés. Les conversations avec Accenture duraient depuis trois ans, au départ sur une base informelle parce que nous avions un client en commun, puis elles sont devenues de plus en plus sérieuses. Mais il y a également eu de longues périodes de temps où nous n’avons pas parlé du tout. Il n’y avait pas de besoin de le faire : nous étions une agence interactive et employions déjà beaucoup de codeurs et de data scientists. Nous étions une société en très bonne santé avec 600 employés. Nous avons dit oui parce que cela va nous propulser dans le futur. Si nous avions dû le faire tous seuls, cela nous aurait pris beaucoup plus de temps – et peut-être trop sur le long terme. Maintenant nous sommes, d’un seul coup d’un seul, une agence expériencielle qui peut adresser tous les touchpoints d’une marque, au plus haut niveau. De plus, je n’ai pas peur de collaborer. En somme, l’opportunité était trop belle pour ne pas en profiter.

 

Comment est-ce de travailler avec des consultants ?

Bien sûr, nous venons juste de commencer. Et une grande partie de nos journées restent identiques à celles d’avant. Surtout depuis que le deal a été conclu et que nous avons laissé le « media circus » derrière nous : j’ai à nouveau plus de temps pour les clients. Mais nous essayons surtout de reprendre les choses depuis le début : nous faisons des briefings qui vont plus loin que les feux d’artifice que peuvent parfois produire la pub, et nous échangeons énormément pendant ce process. Un certain nombre de leurs data scientists sont maintenant avec nous, nous menons des réunions quotidiennes pour apprendre à comprendre nos langages respectifs, et Brian Whipple – CEO d’Accenture Interactive – et moi échangeons des notes pratiquement tous les jours. Disons-le ainsi : j’ai eu des conversations plus intéressantes durant ces derniers mois que les cinq mois précédents.

Notre plus grand rêve, avant le deal avec Accenture, a toujours été de faire une différence. Mais malgré nos grandes histoires stratégiques, nous avons uniquement touché une petite part du process de prise de décision réelle des organisations. Nous n’avions ni l’échelle ni le poids de vraiment influencer tout cela. Désormais, le storytelling est devenu une grande partie de tout ce que nos clients font. Dans le même temps, nous apprenons quelle est notre place. Par ceci, j’entends que la publicité représente « seulement » une partie mais que la créativité, qui offre un terrain de jeu plus large, est grandement appréciée. Notre ambition est de répandre cette magie, la créativité, sur tous les touchpoints avec les consommateurs pour attirer leur attention de manière positive.

 

Droga5 était connu pour son travail créatif intelligent, apte à toucher les émotions à travers la cacophonie publicitaire. Quel genre de travail pouvons-nous attendre du duo Droga-Accenture Interactive ?

Nous construirons encore davantage. À quoi cela ressemblera exactement, je ne le sais pas encore. Mais Accenture Interactive emploie plus de codeurs que n’importe quelle société. Et aujourd’hui, il s’agit de penser des campagnes dotées d’un vaste dispositif de communication digitale. Ou bien un service client qui est riche créativement. L’avantage de la créativité et de la data est que l’on peut assurer aux clients davantage que la promesse vague que « la campagne marchera sans doute ». On sait que l’on atteindra les clients avec un insight pertinent. Tout ceci permet de cibler davantage la créativité, ce qui la libère, in fine. On gâche moins de créativité sur de l’espoir. Pour ce qui concerne Droga5 dans sa configuration initiale, je suis particulièrement heureux que l’année précédente ait été prospère, avec notre travail sur Game of Thrones, la « hype » sur les -médias sociaux autour de IHOb et le succès de « The Truth is Worth It » pour The New York Times à Cannes (la campagne a remporté deux Grands Prix, en Film et Film Craft). Nous partons en pleine ascension.

 

À Cannes, durant une interview croisée avec Brian Whipple, vous avez évoqué une « shrinking industry » [industrie en repli]. Le magazine professionnel britannique Campaign, quant à lui, parle d’un âge d’or de la publicité, grâce aux contenus à produire pour tous les canaux… Quel regard portez-vous là-dessus ?

Je pense que nous avons tous raison. Je parlais de la publicité telle que nous l’avons connue : avec de beaux films à la télévision, des campagnes dans les journaux et sur les sites populaires. Tout ceci est en déclin, c’est un fait. Et dans le même temps, on n’a jamais dépensé autant d’argent en publicité. Pour produire du contenu sur les médias sociaux, mais aussi pour Google, Facebook, et ainsi de suite. Maintenant, tout le monde est impliqué dans la publicité, et tout à coup, tout le monde veut de la créativité pour attirer l’erratique et inatteignable attention du consommateur.

Pour répondre à votre question plus directement : la manière dont je vois les choses, c’est que nous devons réaliser que la créativité est au centre de tout. Regardez les conférences à Cannes. Lesquelles sont les plus populaires ? Celles qui portent sur les travaux les plus inattendus, sur les insights et l’impact. Nous devons nous emparer des Google de ce monde, ils ont un impact considérable sur la manière dont nous communiquons aujourd’hui, mais ils ne suffisent pas pour se connecter aux consommateurs. C’est le travail créatif qui fait la différence.

 

Ne tournons pas autour du pot : qu’est-ce que ça fait d’être la plus grande star internationale du monde de la publicité ?

Je n’ai jamais poursuivi un titre, ou la gloire, ou l’argent. J’apprécie énormément les récompenses, mais en tant que créatif, je me suis toujours concentré sur le travail et les gens avec lequel je travaille. J’ai tout mis en œuvre pour atteindre le plus haut niveau. Je suis aussi toujours pressé, ce qui peut parfois être un défaut. Mais en général, je me sens libre d’être créatif ; je ne me sens pas restreint par un quelconque jeu politique, ou pris en otage par les banques, ce avec quoi il faut lutter lorsqu’on dirige sa propre boîte. Je me sens à l’aise, avec la certitude que nous sommes le cœur de l’industrie, que nous sommes uniques. Cela induit beaucoup de pression, et de foi dans nos compétences, mais j’aime me maintenir à ce niveau, et pourquoi pas, le dépasser. En d’autres termes, je n’enlève jamais mon pied de l’accélérateur. Cela me rend heureux. Je suis compétitif par nature, à tout propos. Mais quand les lumières s’éteignent, je ne compte ni n’astique mes trophées ; je réfléchis à de nouvelles et ensorcelantes solutions créatives.

 

Vous êtes, par nature, un rédacteur. Écrivez-vous encore ?

Oh mon dieu, je n’ai pas travaillé sur un brief en vingt ans. J’ai eu la chance de m’être entouré de grands créatifs. J’aime à penser que je suis un bon créatif. Mais j’ai réalisé à un jeune âge que j’étais un créatif égoïste. Je n’avais pas l’esprit d’équipe, il me fallait faire les choses à ma façon. Je me suis avéré un meilleur directeur de création, qui a réussi à rassembler d’encore meilleurs rédacteurs et créatifs autour de lui. Je sais très bien ce qui résonne émotionnellement, ce qui pénètre l’âme humaine. J’aime quand la publicité crée la polémique ou même un choc. J’aime aussi que les choses restent simples, ce qui est une garantie de bon travail. Beaucoup de choses sont une distraction.

 

Comment avez-vous vu les marques changer au fil des ans ?

Les marques suivent les changements socioculturels, politico-économiques, comme elles l’ont toujours fait, pour maintenir le lien avec les consommateurs. Ce qui signifie qu’elles doivent maintenant entretenir un « purpose » clair, qui soit accepté socialement. Elles ne doivent pas forcément vouloir sauver le monde. Mais les marques reflètent le monde réel et les consommateurs leur demandent de plus en plus de cultiver un comportement responsable. En tant que marque, on ne peut pas éviter d’y penser. De plus, il s’agit d’exprimer une opinion si les consommateurs vous demandent quelle est votre raison d’être. Je suis en accord avec tout cela, je l’ai toujours été. J’admire les marques qui s’expriment socialement ou politiquement. C’est une mode maintenant, les marques doivent faire attention à ne pas prendre le train en marche ; elles doivent réfléchir à leur position. Vous et moi sommes à la fois des consommateurs et des habitants de cette planète. J’enjoins les marques à faire les choses comme il le faut… et je suis heureux de donner un coup de main.

 

En tant que publicitaire très « successful » – ce qui signifie que pour le bénéfice de vos clients, vous avez fait acheter nombre de produits et de services –, vous sentez-vous responsable de la société d’hyperconsommation dans laquelle nous vivons ?

Absolument. Mais je ne me sens pas coupable. En ce qui me concerne, il ne s’agit pas de prétendre que l’on est quelqu’un de bien quand on ne l’est pas. Je préfère travailler pour des marques avec un « higher purpose », mais je ne suis pas Mère Teresa. Je vends aussi des pizzas ou des vêtements, j’aime ce que je fais, mais je pense qu’il est crucial que les marques soient conscientes de leur responsabilité – surtout maintenant que la terre a besoin de nous. Je ne voudrais pas vendre des produits que je ne donnerais pas à mes enfants, comme des soft drinks avec de tonnes de sucre. En tant que patron, je ne veux pas être différent d’un père, cela serait mal. Ceci étant dit, à deux heures de New York, nous avons un ranch, où nous passons autant de temps que possible en famille. J’essaie de donner à mes enfants le goût de la nature.

 

Est-ce que vos enfants sont intéressés par ce que vous faites ?

Le plus vieux fait une école de cinéma à Los Angeles à l’USC depuis cette année. Et les trois autres sont très créatifs. Disons que ça peut être assez chaotique à la maison. Ils sont intéressés, mais pas plus que des ados, par le boulot de leur père – pour être honnête, je leur en suis reconnaissant. Non, ils n’ont pas du tout envie de travailler pour un gros cabinet de consultants. À moins qu’on ne les paie une fortune, bien sûr (rires).

 

John Mescall (global executive creative director de McCann Worldgroup) et  Nick Law (jusqu’à récemment patron créatif de Publicis Global, maintenant VP Marcom Integration chez Apple) sont des visages familiers dans l’industrie de la communication, et Australiens comme vous. Comment se fait-il que les Australiens réussissent si bien dans cette industrie ?

Nous sommes ouverts au monde, nous voyageons facilement – ce que nous sommes obligés de faire si on veut réussir. Il n’y a pas de barrière linguistique, nous sommes un peu rugueux parfois, avons un accent charmant  – comme nous aimons à le penser, et pouvons travailler aussi facilement dans un bar à Amsterdam que dans une agence de publicité à New York. Pour faire court, nous avons une mentalité de saltimbanques (les créatifs américains, par exemple, déménagent rarement, peut-être pour Amsterdam ou Londres, mais c’est à peu près tout), nous jouons hors de notre catégorie, et nous aimons ça. Nous n’avons peur de rien, ce qui aide lorsqu’on est créatif dans une industrie sans répit !

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