Agences
Trois ans après avoir succédé à l'historique Martin Sorrell à la tête du premier groupe de communication du monde, le CEO de WPP dresse un premier bilan de son action. Alors que la soixantaine de reventes d'agences et de filiales a simplifié et désendetté la structure, et permis de faire face au violent choc de la pandémie, Mark Read assure que le groupe britannique est paré pour le seconde phase de son développement.

Comment se porte WPP au sortir de l'épidémie ?

Clairement, 2020 a été une année difficile. Les revenus ont chuté de 8,2%. Mais nous avons rebondi vigoureusement, avec une croissance de 3,1% au premier trimestre, soit davantage que les autres grands groupes du secteur. Et cette année sera marquée par une forte croissance. Notre industrie a été beaucoup plus résiliente que ce que nous avions anticipé et que des analystes extérieurs avaient prévu.

Bien sûr, la pandémie nous a mis à l'épreuve. Mais nous avons aussi beaucoup appris. Nous avons renforcé nos liens avec nos clients. L'importance de la créativité et de la communication a été démontrée avec force. Les entreprises ont accéléré leur transition vers le numérique et l'e-commerce, au bénéfice de WPP. Nous sortons de cette crise plus forts que nous y sommes entrés, en attendant la forte croissance prévue en 2021. Des analystes anticipent une croissance de 6 à 7% pour cette année. La croissance du premier trimestre a déjà été notre plus forte depuis 2013...



Depuis votre prise de fonctions en 2018, vous avez effectué une restructuration et une simplification inédites de WPP, avec un grand nombre de reventes et de fusions. Ce processus est-il achevé ?

Des décisions stratégiques majeures ont dû être prises. Nous avons fusionné VML et Y&R, nous avons créé Wunderman Thompson (à partir de la fusion de Wunderman et J. Walter Thompson), et réuni AKQA et Grey. Nous avons aussi vendus la majorité de nos parts dans Kantar. La société a une structure appropriée. La priorité est d'investir sur des talents, sur la création, et sur la data et la technologie, avec le lancement de Choreograph qui va faciliter l'opérationnalité de la gestion des données clients.



Grâce aux reventes et à la restructuration, la dette nette de WPP est passée de 4,9 milliards de livres à 700 millions de livres en moins de trois ans. Selon certains experts, cette dette était plutôt élevée, mais pas forcément insurmontable. Ces reventes n'ont-elles pas été excessives ou trop rapides ?

De quels experts parlez-vous ? Je me félicite d'avoir pu faire face à cette pandémie après avoir pris les mesures nécessaires pour réduire notre dette. La pandémie a démontré toute l'importance de la résilience financière. Nous avons atteint notre cible de ratio d'endettement et nous avons maintenant une réelle puissance de feu pour investir à la fois de façon organique et par acquisition. Nous avons d'ailleurs acheté la société Velvet Consulting l'an dernier en France, et nous avons beaucoup d'options pour investir dans l'entreprise.



Quelles sont les prochaines grandes décisions ?

Pour 2021, la priorité est de continuer à transformer la société. Le processus de transformation ne s'arrête jamais, étant donné le rythme des changements technologiques. Nous allons appuyer sur l'e-commerce, sur la télévision connectée, sur la data et la technologie, et sur les nouveaux talents créatifs et stratégiques. Ces développements sont pertinents pour nos clients, qui savent l'importance de construire des marques, de communiquer leurs visions, et qui ont besoin de partenaires de confiance pour naviguer dans un monde digital qui se transforme de façon extrêmement rapide. Un groupe comme WPP a la capacité pour les aider à atteindre leurs objectifs. Nous travaillons avec 74 de nos 100 plus gros clients sur des initiatives e-commerce. Nous avons notamment bâti une relation solide avec WBA (Walgreens Boots Alliance), pour les aider à utiliser leurs données pour conduire une personnalisation massive. Nous avons beaucoup de succès dans notre activité média, avec GroupM, qui est leader en France, une chose que je n'aurais jamais pensé possible de mon vivant. Nous venons juste de gagner le contrat avec Total, en France, et nous pouvons anticiper une forte croissance.

Pour résumer, notre devons continuer de réinventer la société pour réinvestir à la fois dans les compétences créatives traditionnelles et dans la stratégie, et dans les nouvelles capacités offerte par la data et la technologie.

 

Pouvez-vous nous en dire plus sur votre nouvelle entité, Choreograph, et son approche de data «éthique» ?

Nos clients essaient de naviguer dans un paysage de données très compliqué, avec de nouvelles réglementations et des consommateurs qui souhaitent le respect de leur vie privée. Avec Choreograph, notre approche consiste à aider nos clients à rendre leurs données plus opérationnelles, tout en mettant la protection de la vie privée au premier plan, afin que les sociétés puissent avoir la possibilité d'utiliser les données des consommateurs avec une autorisation éclairée. Nous ne cherchons pas à recréer des cookies tiers. Nous partons du principe que les cookiers tiers, qui permettent une forme de tracking en ligne, ne sont pas du tout acceptables dans le monde réel, hors internet. Pour construire une relation de confiance avec les consommateurs sur le long terme, les marques doivent respecter cela et traiter les données de la bonne façon. Nous aidons donc nos clients à se préparer à un monde sans cookies, à prendre de l'avance, à regarder toutes les différents types de données dont elles disposent déjà et qui sont utilisables, et à réfléchir à la façon de construire et améliorer leurs relations de la façon la plus responsable.



Techniquement, comment cela se traduit-il ?

Nous investissons dans l'intelligence artificielle, afin d'être capable de dynamiser la recherche de résultats avec le minimum volume de données. Nous nous situons à l'intersection de l'adtech et de la martech. L'adtech est l'infrastructure technologique de l'industrie, la martech est la technologie utilisée pour gérer et devélopper les données marketing. Historiquement, elles ont été développées séparément. Avec Choreograph, nous les rassemblons avec une approche "privacy first".

 

Le retour à la normale post-pandémique approche, avec des perspectives de reprise des déplacements internationaux. Avez-vous pu, malgré tout, voyager depuis le début de la crise ?

Cela n'a pas été possible, mais au bout du compte, je n'ai jamais vu autant de clients qu'au cours de l'année écoulée. C'était par vidéo, bien sûr, et non plus en me déplaçant autour du monde, mais cela a démontré qu'il était possible d'être mieux connectés les uns aux autres qu'auparavant. Je crois que j'ai huit différentes applications de visioconférence installées sur mon téléphone. En consultant mon agenda, je constate que j'ai pu dialoguer avec près de 75% de clients de plus que l'année précédente. Il faut savoir tirer avantage des opportunités de connexions supplémentaires que l'on peut aujourd'hui trouver. Nous avons d'ailleurs gagné 40% de nouveaux contrats par rapport à l'année précédente, malgré les présentations faites à distance. Nous avons essayé de rallier les gens autour de ces nouvelles formes de communication, nous avons mis en place des formations. Nous venons par exemple de réunir 50 dirigeants de WPP dans une session vidéo en immersion de Tik Tok. La technologie peut apporter des choses supplémentaires, et comme dans beaucoup d'autres domaines de la vie, il faut savoir s'y adapter.



Allez-vous encourager la pratique du télétravail dans les années à venir ?

Nous ne retrouverons jamais exactement les mêmes conditions de travail, même si le bureau continuera de jouer un rôle majeur dans notre fonctionnement. Nous devons préserver et renforcer la culture d'entreprise, donner la possibilité de mieux collaborer, de façon créative. Une entreprise est avant tout un endroit où l'on apprend au contact de ses collèges. Le bureau aura donc toujours une fonction essentielle. Mais en même temps, les gens ont appris à travailler différemment, de façon beaucoup plus flexible. Le fait est que le chiffre d'affaires de WPP a progressé de 3% au premier trimestre, pendant que 90% des salariés travaillaient chez eux. Il est difficile d'affirmer que le télétravail ne fonctionne pas.

 

Les professionnels des médias et de la publicité ont aussi, bien souvent, une âme d'artiste. Avec un besoin permanent d'être ensemble, de partager leurs idées, leurs émotions, leurs inspirations...

Il faut penser sur le long terme. Je pense qu'il est difficile de tout faire à distance. Se retrouver bientôt ensemble au bureau sera bénéfique. En France, seulement 15% de nos salariés se rendent actuellement au bureau un jour de la semaine...Sur le long terme, nous ne pouvons pas continuer à travailler comme nous l'avons fait depuis un an, car cet isolement a aussi été difficile pour beaucoup de nos salariés.Mais je pense que ces nouvelles modalités conviendront à ceux qui apprécient la flexibilité et qui ont démontré qu'ils pouvaient être aussi productifs à distance. C'est un équilibre à trouver, n'est-ce pas ?

 

Vous évoquiez Tik Tok… N'est-on pas en train d'approcher d'un plafond de verre, avec des formats toujours plus courts et toujours plus rapides ?

Il est clair que de nouvelles plateformes, comme Tik Tok, ont décollé. Il s'agit désormais de savoir comment être créatif pour en tirer avantage. Par exemple, pendant la pandémie, nous avons créé une fantastique campagne pour persuader les adolescents américains de respecter la distanciation sociale. Cette campagne #DistanceDance sur Tik Tok, créée par notre agence Grey pour P&G, a généré 17,5 milliards de vues. Nous devons comprendre comment fonctionnent ces plateformes, et comment des idées peuvent s'y épanouir. C'est l'idée originale qui fait la différence, pas la durée de la vidéo. La toile sur laquelle nous pouvons nous exprimer aujourd'hui est beaucoup plus large qu'avant, avec des connexions entre plusieurs univers, comme la musique et la mode. C'est passionnant.



Vous avez par ailleurs lancé le programme WPP net zero, dans lequel vous vous engagez à atteindre la neutralité carbone d'ici 2030. Qu'est-ce que cela implique exactement dans votre activité ?

Réduire notre impact sur la planète est de première importance pour WPP, pour nos salariés, et pour nos clients. Quand on mesure notre impact, on constate que seulement 2% vient directement de WPP, et 98% de l'extérieur de WPP, dans les médias au sens large et dans la production. Nous avons voulu nous engager de façon très volontaire pour atteindre l'objectif net zéro d'ici 2030 dans toute notre chaîne logistique, incluant les médias et la production, et travailler avec nos clients et avec les propriétaires de médias pour accomplir cela. Beaucoup de grands médias comme Google, Facebook ou Microsoft ont adopté des ambitions similaires. Nous avons l'intention de dialoguer avec nos clients pour leur faire comprendre l'impact carbone de leur média et de leur production, et ensuite travailler avec les propriétaires de médias et les producteurs pour minimiser cela, dans le cadre d'un effort industriel collectif. Nous achetons plus de 60 milliards de dollars d'espaces chaque année de la part de nos différents clients, et nous allons utiliser ces investissements significatifs en tenant compte des efforts faits par nos partenaires pour réduire leur impact. Ces 60 milliards sont un montant significatif. Cela devrait faire une différence.



Les groupes pétroliers BP et Shell sont des clients de WPP depuis plusieurs décennies. Vous avez déjà indiqué que vous étiez anti-greenwashing. Mais concrètement, comment faites-vous la différence entre une opération de greenwashing et une campagne portant sur un projet résolument vert ? Avez-vous déjà refusé des demandes de greenwashing ?

La plupart des sociétés du secteur de l'énergie, y compris nos clients, essaient d'opérer une transition vers une économie à basse émission de carbone. Nous dialoguons étroitement avec nos clients pour évaluer leur action de façon juste et précise, et pour nous assurer qu'ils ne font pas de greenwashing. Nous les aidons à raconter leur histoire, avec précision. Nous suivons les standards marketing les mieux appropriés. Vous savez, à l'ère des réseaux sociaux, le greenwashing est de toute façon impossible.

BP a pris ses propres décisions sur la façon de faire du corporate advertising dans le futur (NDLR : le groupe pétrolier a retiré sa campagne "verte", Possibilities Everywhere, après une plainte de l'ONG Client Earth en 2019).



WPP a pris une série d'initiatives pour favoriser la diversité et l'inclusion au sein du groupe. Un système centralisé de données ethniques détaillées a été créé. Ce type de fichier est interdit en France. Devrait-elle adopter le modèle anglo-saxon ?

Je ne veux pas donner de conseil à la France sur ce qu'elle doit faire. Mais ce que je peux dire, c'est que dans tous les domaines, si vous souhaitez progresser, il est important de pouvoir mettre en place des outils de mesure. Nous ne collectons des données ethniques que lorsque nous sommes autorisés à le faire. Si c'est le cas, nous le faisons, et nous publions ces données en toute transparence. Beaucoup d'efforts doivent encore être faits pour créer une société plus juste. C'est ce que nous faisons. Mais nous respectons le fait que des pays aient des traditions différentes.



Le Brexit a-t-il eu un impact pour WPP, notamment en matière de recrutement de talents ?

Cela n'a pas fait de réelle différence pour nous jusqu'à présent. Mais dans cette période difficile, où personne ne peut aller nulle part, il est difficile de mesurer son impact. Pour l'instant, il n'a pas été observé.



De nombreuses plaintes ont été posées aux Etats-Unis contre Google et Facebook pour pratiques anticoncurrentielles. Comment vous situez-vous par rapport à eux ? La législation doit-elle se durcir ?

Il ne fait aucun doute que la puissance de Google et Facebook constitue un défi pour beaucoup de sociétés. Il est difficile de savoir exactement ce qu'il faut faire, et savoir s'il faut davantage réglementer.

En termes de protection de la vie privée, Google et Facebook essaient d'aller dans la bonne direction. A d'autres niveaux, ils impactent clairement les dynamiques du marché et la concurrence. La force de frappe de ces sociétés remet en question l'industrie traditionnelle. Il est donc juste de s'interroger sur leurs actions, mais définir ce qu'il faut faire reste compliqué.



Vous avez peut-être le rôle de CEO le plus complexe de l'industrie publicitaire, puisque vous avez succédé au fondateur Martin Sorrell, qui a créé ce groupe de toutes pièces sur plus de trois décennies. Un groupe qu'il appelle encore son «bébé». Il ne rate jamais une occasion de torpiller votre action. Comment gérez-vous ces tentatives de déstabilisation ?

WPP est un grand groupe. J'y ai de fantastiques collègues, à travers le monde. Le travail que nous faisons, l'impact que nous produisons, me rendent très fier. Diriger la meilleure société de l'industrie, c'est extraordinaire. Quand je me retourne sur l'année qui vient de s'écouler, sur le travail avec nos clients, sur nos efforts collectifs, sur la façon dont nous avons soutenu l'Organisation mondiale de la santé, je ressens une réelle satisfaction. Car cela n'a pas été facile pour tout le monde. Nous en sortons beaucoup plus forts.



Dans l'interview que vous nous aviez accordée en 2018, quelques jours après votre nomination, vous affirmiez que vous ne chercheriez pas forcément à faire les choses différemment de Avez-vous transformé WPP au-delà de ce que vous aviez prévu ?

Au départ, nous avons mis en place un plan sur trois ans. Nous avons parfaitement suivi ce plan. Si vous regardez la progression en termes d'intégration, de simplification de la structure, de réduction de la dette, d'attraction de nouveaux talents, d'obtention de nouveaux contrats... Cela nous a mené à ce premier trimestre où nous avons surperformé par rapport au reste de l'industrie... Ce premier trimestre de forte croissance est inédit depuis huit ans. Je ne crie pas victoire, mais les progrès sont visibles.

En décembre dernier, nous sommes entrés dans une seconde phase, pour les trois prochaines années. Nous allons passer plus de temps sur l'amélioration du back office et des opérations. Nous allons libérer des liquidités pour réinvestir dans l'activité et favoriser la croissance.



Vous avez rejoint le groupe WPP très jeune, à la fin des années 80. Qu'avez-vous appris de nouveau en tant que CEO ? Des qualités spécifiques sont-elles nécessaires pour un tel poste ?

Je ne pense pas qu'un CEO doit avoir une qualité plus qu'une autre. Il faut être à la fois optimiste et réaliste, bien connaître ses forces et ses faiblesses. Il faut être très bien entouré pour gérer une société comme WPP. Nous avons avec nous plus de 100 000 personnes autour du monde. Gérer un tel nombre n'est jamais simple.

Nous avons appris beaucoup de choses, particulièrement depuis un an, sur l'importance de la communication, l'importance de s'intéresser aux situations personnelles. Une grande part du poids de cette pandémie est tombé sur les entreprises. Il a fallu aider les salariés à endurer cette épreuve, à préserver leur santé mentale. Je suis actuellement très inquiet pour nos 8000 personnes en Inde, où la situation sanitaire est très complexe.





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