Dans un contexte international très tendu, le président du conseil de surveillance de Vivendi et PDG d’Havas, Yannick Bolloré analyse les bons résultats de son groupe, et détaille sa feuille de route pour 2024, avec, au programme, une accélération dans le retail media et l’intelligence artificielle et la création de son nouveau réseau Havas CX. 

Votre actualité, c'est d'abord les résultats trimestriels qui viennent de tomber, et Havas qui affiche +4,5 % de croissance organique au troisième trimestre et +4,3 % sur les neuf premiers mois de 2023, c’est mieux que les groupes anglo-saxons et un peu moins que Publicis…  

Yannick Bolloré. Nous atteignons 4,5 % de croissance sur le T3 après un T2 à +6,2 %. C'était déjà un très bon 2e trimestre et c’est la poursuite d'une année très forte. Si l’on se compare par rapport à nos pairs, on a Publicis en effet qui fait légèrement mieux (+5,3 %) mais dans un range [portée] assez proche, il y a moins de 1 point d’écart. Mais nous faisons mieux que Omnicom (+3,3 %) et que IPG (-0,4). Pour nous, c’est une vraie source de satisfaction parce que cela prouve le dynamisme d'Havas. Ce qui est intéressant à noter, c'est que toutes les régions progressent même si c’est à des rythmes différents et qu’il y a une accélération très forte de l'Amérique latine pour la deuxième année consécutive.

Et l'ensemble des métiers croissent, que ce soit notre division créative, médias, et santé, un pôle important chez Havas qui représente un tiers de notre activité. Alors que nous sommes dans un contexte macroéconomique et géopolitique incertain.

Il y a quelques semaines Mark Read (CEO de WPP) expliquait les résultats, moins bons que prévus, de son groupe par l’impact du recul des investissements des géants de la tech, Havas n’est pas touché par ce phénomène ?

Notre portefeuille de clients est assez équilibré, les groupes tech doivent représenter à peu près 10% de notre chiffre d’affaires global. Ce qui est intéressant de noter aussi quand on regarde notre Top 50 clients, c’est qu’ils ont quasiment tous présenté des résultats très satisfaisants ces derniers trimestres. C’est à la fois ce portefeuille équilibré et cette base de clients en bonne santé qui permet à Havas de croître. On pourrait aussi se dire qu’ils vont bien parce qu'ils ont Havas comme agence (rires).

Comment s’annonce la fin d’année pour Havas ? Et 2024 ?

D’ici à fin décembre je pense qu’Havas se situera dans la même tendance qu’aujourd’hui. Ce qui est plus compliqué, c'est de prédire 2024 et cela fait maintenant quatre ans que l’on a du mal à avoir de la visibilité pour l’année suivante. La dernière fois que je me suis risqué à faire des prévisions c'était début 2020 et j'expliquais que j'étais très positif et optimiste pour l’année à venir (sourire). Je ne prends plus ce risque d’autant plus dans le climat totalement incertain actuel. Les experts estiment que l'année 2023 verra une croissance des investissements publicitaires située entre 4 et 5 % en moyenne et ils s'attendent à un léger ralentissement de la progression avec un peu plus de 3 % en 2024. Havas est bien armé pour essayer de continuer à surperformer par rapport au marché publicitaire l’année prochaine.

Vous fêtez aujourd’hui vos 10 ans à la tête d’Havas, comment le groupe s’est transformé durant cette décennie ?

Depuis 2013, l'industrie publicitaire et le monde ont beaucoup changé. Il y a dix ans, on parlait encore de l'émergence du digital, aujourd’hui, il est totalement intégré et, désormais, on se concentre sur des concepts beaucoup plus innovants tels que le retail média et l’intelligence artificielle. En parallèle, le monde s'est transformé : d’abord, avec ce que j’appellerai une sorte d'accélération de la mondialisation heureuse portée par la mutation technologique où l’on a vu les échanges commerciaux entre les peuples se développer de manière très forte, l'absence quasi-totale de guerre, et l’accession à la classe moyenne de centaines de millions de personnes dans certains pays en développement, en Asie et Amérique latine en particulier. Sur les cinq dernières années, les choses se sont compliquées.

Le groupe a su s'adapter à cette mue en réussissant à se transformer lui-même avec trois axes. Tout d'abord, avec une stratégie d’intégration, en créant les Havas Villages dans le monde en regroupant tous nos métiers. Nous avons été clairement les pionniers du secteur dans ce domaine. Ensuite, en étant précurseurs sur le sujet du sens dès 2016, autour du concept de Meaningful difference.

Et le troisième élément de transformation majeur pour Havas, cela a été le fait de rejoindre le groupe Vivendi en 2017, ce qui nous a permis de grandir de manière spectaculaire et nous a placés au cœur de la révolution de l’entertainment.

En 2023, Havas a multiplié les acquisitions avec déjà six opérations réalisées…

Oui, ça a été une actualité très forte en 2022 déjà, puisque notre groupe a été le plus actif du secteur en termes de nombre d'acquisitions l’année dernière. Et 2023 démarre sur un rythme soutenu puisque début octobre, nous étions déjà à six acquisitions.

Parmi les dernières acquisitions, il y a celle d’Uncommon, une pépite créative multi-primée en Grande-Bretagne, qui vient d’ouvrir un bureau à New York. Bientôt Uncommon à Paris ?

L’acquisition d'Uncommon prouve d’abord l’extrême importance qu’Havas accorde à la créativité. Surtout que cette annonce est intervenue en juillet, après une édition des Cannes Lions où l’on ne parlait que d’intelligence artificielle et du remplacement des créatifs par l’IA. Ensuite, le deuxième point, c'est qu’Uncommon est une agence extrêmement connue, reconnue et attractive, et le fait qu'elle choisisse Havas comme nouvelle maison pour les aider à se développer notamment dans leur projet d'implantation aux États-Unis, traduit l'attractivité d’Havas sur le marché des talents. On ouvre déjà le bureau new-yorkais avec une dizaine de personnes, en démarrant avec la base des déjà nombreux clients américains d’Uncommon. Pour l’instant ce n’est pas dans nos plans d’ouvrir un bureau à Paris.

Il y a quatre ans, vous annonciez dans Stratégies le rachat de Buzzman, quel bilan tirez-vous de cette acquisition et où en est l’agence aujourd’hui ?

Buzzman était déjà très « successful » avant le rachat, mais depuis, sa croissance est très spectaculaire. Ce qui me fait très plaisir, c'est que toute l'équipe de direction de Buzzman vient d’arriver à la fin de sa dernière année de earn-out, et qu’ils ont tous manifesté le souhait de rester, y compris Georges Mohammed-Chérif.

Avez-vous des projets d’acquisitions en France ?

Cela reste un pays très important pour nous, qui représente encore une part très importante de nos revenus (17%), ce qui est très supérieur à la part de marché de la France dans la communication mondiale (4%). La France est stratégique pour nous, elle accueille le siège du groupe et sa direction mondiale mais nous n'avons pas de projet d’acquisitions dans l’immédiat.

Vous venez d’annoncer la création d’un nouveau réseau, Havas CX, sur l’expérience client ?

Oui, nous avions déjà beaucoup d'agences CX dans le réseau, qui s’étaient développées par elles-mêmes ou à la suite de rachats (Fullsix par exemple), et nous avons décidé de les réunir dans un réseau baptisé Havas CX, qui sera dirigé en Europe par Olivier Vigneaux, actuel CEO de BETC Fullsix. Nous recherchons le patron mondial qui sera basé à New York.

L’autre sujet fort, c’est le retail media sur lequel vous venez de signer un partenariat mondial avec Mirakl…

Le retail media va devenir le deuxième secteur d'investissement publicitaire après le digital et devant la télé dans les années à venir. C’est donc stratégique pour Havas de pouvoir aider ses marques à optimiser leurs ventes sur ce média et je parle bien de média parce que l’on a tendance à considérer les sites e-commerce pas vraiment comme des médias, alors qu’ils en sont vraiment devenus. D’autant que je suis désolé de cette lapalissade mais la conversion sur un site d'e-commerce est par nature plus importante que sur tout autre type de site.

D’où l’annonce d’un partenariat avec la licorne française Mirakl, cocréée par Philippe Corot, qui est ravie de s’appuyer sur Havas pour l'aider à opérer la partie publicitaire. Cela nous permettra d’offrir une solution e-commerce ultra compétitive ultra performante à nos clients. À moyen terme, d’ici 4 à 5 ans, cela représentera une partie importante de nos revenus.

Vous venez de vous associer à Adobe pour développer l’usage de l’IA dans vos agences. Quelle est votre vision sur ce sujet ? Pensez-vous que les campagnes créées par des IA seront nombreuses à être récompensées lors de la prochaine édition des Cannes Lions ?

Je pense que l’IA est là pour rester. Je pense qu'au contraire elle va pousser les agences et les clients à l'excellence créative parce que, si vous avez besoin de vous démarquer de vos concurrents parce qu’il devient plus facile de faire des campagnes de qualité, il va falloir être encore plus innovant et même certains vont prendre plus de risques de manière maîtrisée, calculée. Mais si on veut être capables de publier des travaux créatifs fabriqués à base d’IA, il faut être certains que les outils que l'on utilisera ont été entraînés sur des images libres de droit, d’autant qu’en tant qu’agence, nous devons garantir à nos clients l'exploitation paisible de leur campagne de communication, sans problèmes de copyrights. Un sujet aussi très sensible chez nos amis qui gèrent la propriété intellectuelle chez Universal Music, Canal+, et Prisma. Donc c'est en partie pour cela que l'on a signé un accord avec Adobe dont l’outil Firefly est entraîné uniquement sur des images libres de droits.

Par rapport à Cannes Lions, ma conviction c’est que ce sera plutôt l'année de l'humain derrière l’IA. En réalité, on a tous accès aux mêmes outils et ce qui fera la différence, ce sont les talents derrière, la façon dont ils sauront utiliser cet outil.

En juin, Havas a renouvelé son identité visuelle et son architecture de marque pour la première fois depuis une vingtaine d’années…

Quand on a réalisé l'intégration d'Havas, aucune agence du groupe ne portait le nom d'Havas. Les deux principaux réseaux étaient Euro RSCG et MPG, et ils sont devenus respectivement Havas Creative et Havas Media. Et chacun avait un logo différent même s’ils avaient un nom en commun. Aujourd’hui, j’ai pensé qu’il était important qu’ils partagent le même logo afin que cela joue le rôle de multiplicateur et renforce à la fois la marque et le sentiment d'appartenance au groupe. On a opté pour un design plus moderne, et plus proche des codes de l'entertainment, ce qui nous permet de mieux traduire qui nous sommes aujourd’hui.

En 2023, pour la première fois, il y a eu une catégorie gaming aux Cannes Lions, est-ce une activité sur laquelle vous allez vous développer, réaliser des acquisitions ?

Évidemment, c'est un axe très important pour Havas. Nous avons eu des réussites très fortes dans le domaine du gaming, je pense en particulier au dispositif créé par Havas Play pour l’association L'Enfant bleu sur Fortnite. Cela a permis à la fois de développer la notoriété de l'association et de sauver des vies. L’idée est plutôt de continuer à nous développer dans le gaming à partir de ce que l'on a déjà dans le groupe. Pour autant, on n’exclut pas la possibilité d’une acquisition dans l’hypothèse où l’on trouverait une agence qui correspondrait à l’ADN d’Havas Play, la seule structure dans notre réseau qui soit sur ce créneau-là du gaming.

Côté création, le fait marquant de l’année, c’est la percée créative d’Havas Paris qui a remporté pour la première fois de son histoire un Grand Prix et trois Lions d’Or à Cannes, pour une seule campagne pour la fondation Anne de Gaulle…

Oui, je suis extrêmement fier, d’abord, à titre personnel car mon grand-père était un bon ami du Général de Gaulle et l'un de ses plus grands fans, donc de voir que l'association que lui et sa femme ont créée pour leur fille est mise à l’honneur, cela m’a réjoui. Ensuite, je trouve que ce cas illustre parfaitement le savoir-faire assez unique d’Havas Paris en tant qu'agence intégrée, qui comprend tous les métiers : avec un inside stratégique et une exécution réussie par Havas Events et une amplification avec des relations publics formidables. J’en parlais récemment avec Augustin de Romanet, le PDG d’ADP, et il m’expliquait que l’impact en interne a été très important pour l'ensemble du personnel de son groupe.

Où en est le serpent de mer d’un possible rachat de Publicis par Havas/Vivendi ?

Je n’ai pas de commentaire à faire à ce sujet, il n’y a aucune discussion. En revanche, vous noterez que ce sont Havas et Publicis qui réalisent les meilleurs résultats : ils vont très bien, nous allons très bien, et c’est tant mieux.

Quels sont les principaux défis à relever pour Havas en 2024 ?

Il y a d’abord la nécessité de poursuivre la transformation de nos métiers. Nous devons continuer à accélérer dans le retail media et l'e-commerce en général. En parallèle, nous devons pousser l'intégration de l'intelligence artificielle et réussir le lancement de notre réseau Havas CX.

Mais pour être vraiment transparent avec vous, le sujet qui me préoccupe le plus aujourd’hui, c'est celui de la gestion d’un groupe international à l'heure des divisions fortes de nos sociétés, des conflits mondiaux : comment fait-on pour garder de la cohésion, de l’unité quand on est à la tête de groupes qui ont des employés divers à la fois en termes d’origine, de couleur de peau, de religion, d’orientation sexuelle ou même d’opinion… Je pense que le rôle des CEO et des comités exécutifs, c'est d'être garants de cette unité et que l'ensemble des collaborateurs se reconnaissent dans les valeurs du groupe et se battent pour accomplir notre mission commune qui est, chez Havas, de créer une différence positive pour le monde.

Comment considérez-vous l’Inde, devenu le pays le plus peuplé du monde, dans l’écosystème Havas ?

Il y a sept ans, j'ai reçu un coup de fil du CMO d’un de nos gros clients qui m'a dit : « Ça se passe bien avec vous mais tu vas perdre notre budget mondial, parce que vous n’êtes pas assez présents en Inde ». Je lui ai demandé de me laisser un peu de temps. Je me suis rendu sur place où nous n’avions qu’une petite présence avec 500 personnes. Depuis, Havas y a réalisé cinq acquisitions et a beaucoup grandi pour atteindre 4000 salariés. Je suis très fier de ce que l'on a réussi à faire là-bas. En parallèle, nous sommes très présents en Chine où nous avons réalisé une grosse acquisition dans le digital il y a plus d’un an, avec la société Front Networks. On va continuer de s’y développer. La Chine est très en avance de phase sur les réseaux sociaux et le social commerce.