Entretien avec Jean-Claude Delgènes, président-fondateur de Technologia, spécialiste reconnu de la prévention des risques et de l’amélioration des conditions de travail.

Créé en 1989, le cabinet Technologia compte aujourd’hui 140 salariés et consultants, avec plusieurs sites à la clé. Trois cents missions leur sont confiées chaque année. Les plus médiatiques ? L’affaire Kerviel, La Poste, le dossier France Telecom/Orange sur la crise des suicides. Son président-fondateur alerte sur un risque accru.

Vous avez décidé de vous investir dans la Journée nationale dédiée à la prévention du suicide, le 5 février (1). Pourquoi ?

J-C. Delgènes. On travaille sur les risques émergents, dont le suicide fait partie. Il n’y a pas que moi qui le constate : la réalité est assez négative. Plusieurs enquêtes étayent le propos. L’une, réalisée fin 2021 dans 39 pays d’Europe, et dont l’objectif est de comparer les conditions de travail, a été rendue publique en 2022. Elle montre que la France arrive bonne dernière dans ce domaine, à égalité avec l’Albanie. 40 % des salariés se disent en travail tendu. Mobilisés sans arrêt, ils sont dans un état de stress chronique, sur fond de moyens qui manquent, ainsi que de temps, ou bien de compétences qui font défaut. La France décroche en matière de conditions de travail. On le note, avec 28 000 accidents du travail d’origine psychique. La commission chargée de l’évaluation des maladies professionnelles considère que 108 000 (autres) pathologies devraient être reconnues. Un chiffre qui est à rapprocher des 1 600 maladies professionnelles. En France, il n’y a pas de culture de la prévention.

La faiblesse en matière de prévention est la seule cause pointée ?

J-C.D. Il y a un vrai problème de management que l’on ne retrouve pas dans les autres pays, comme l’Allemagne, ou bien encore dans les pays scandinaves. En France, grosso modo, il faut passer par trois écoles pour arriver à des postes avec des privilèges. En France, vous avez fait, vous avez défini votre carrière à 23 ans, quand en Allemagne, le curseur est à 48 ans ! Le mode de sélection des élites est en cause. Pour moi, la direction d’un groupe de salariés suppose une certaine maturité.

Quelle est la part de la pression liée à l’usage des nouvelles technologies dans la dégradation de ces conditions de travail ?

J-C.D. La compulsion est liée à l’utilisation du smartphone, qui s’est imposé à partir de 2007. Une vraie laisse électrique, un outil de dépendance mais également d’autonomie spatiale. La baisse de la latitude temporelle va de pair avec une densité du travail en augmentation. On est toujours connecté à un projet. Avant, il y avait une articulation des temps sociaux. Il y avait un sas. Aujourd’hui, la toute-puissance du travail envahit toutes les sphères de la vie, y compris dans l’intimité des couples. On pourrait d’ailleurs s’intéresser à l’augmentation des divorces sur la période. Les gens ont du mal à se protéger de cela. On est tous - toujours - en train de travailler. Ce n’est pas réservé aux juristes et autres professions de la connaissance.

Mais qu’en est-il pour les métiers propres au digital ?

J-C.D. On peut parler de l’augmentation du rythme du travail, liée à la digitalisation, à la dématérialisation. À la compulsion s’ajoutent alors les dérives propres aux circuits de la récompense. Une vraie problématique pour la jeune génération. Des phénomènes d’addiction sont ainsi observés : addiction aux jeux vidéo, addictions sexuelles… L’extension massive des réseaux sociaux ou des nouvelles technologies conduit à cela. Et, dans la sphère des métiers du digital, les salariés y sont plus exposés. Ces professionnels de la connaissance sont en connexion perpétuelle. Toujours en stimulation. On vient vous chercher via les technologies. Les collaborateurs sont tous en apnée. Ils courent après les moyens pour faire leur job.

Ces pathologies sont-elles facilement reconnues ?

J-C.D. Une pathologie psychique reconnue fait l’objet d’une déclaration unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP), forme de traçabilité pour pouvoir mettre en place des actions de correction. À défaut, aucune indication, aucune trace, aucune intervention. Ainsi, il n’est pas rare d’entendre dans les sociétés de conseil : « Soit tu remontes, soit tu sors ». Or on le sait, au-delà de 55 heures de travail hebdomadaires, le risque d’accident vasculaire cérébral (AVC) est accru de 30 %. L’absence de traçabilité ressemble à un déni. De quoi minimiser les statistiques. De quoi interdire l’action derrière. Après, on va avoir des interrogations : s’agit-il de salariés fragiles ou de salariés fragilisés par le travail ? Les gens finissent par sortir du système. Ce sont des fantômes. Ils n’apparaissent pas dans les données quantitatives. Et les comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP) peuvent les juger insuffisamment malades. Un seuil a été fixé. En deçà, les collaborateurs retournent au néant. En 2017, il y avait eu de l’agitation autour de ce sujet. Un rapport préconisait de revoir cette jauge, ce seuil d’instruction. Mais il n’en est rien. Résultat : quand un salarié tombe malade, l’entreprise ne subit rien.

Donc le régime général prend en charge les passages à vide des collaborateurs, sans provoquer de prise de conscience au sein de l’entreprise ?

J-C.D. On peut parler de socialisation de la charge de ces maladies professionnelles, liées au digital. Or toutes les boîtes invitent à l’engagement. D’ailleurs, 25 % des cadres ne déconnectent pas pendant leurs vacances. La toute-puissance du travail constitue un vrai sujet. On parle d’engagement au travail.

Cet engagement risque-t-il d’évoluer avec une jeune génération que l’on dit plus soucieuse de l’équilibre vie pro / vie perso ?

J-C.D. Les jeunes questionnent, c’est vrai. Avec le confinement, une véritable rupture s’est produite. Les jeunes anxieux ont vu leur taux de dépression progresser de 20 %. D’où ces interrogations sur le rapport au travail, à l’engagement. Il y a des arbitrages. Avant, les données étaient assez homogènes. Aujourd’hui, le centre va vers les deux extrêmes : être totalement disponible ; ou pas trop. Comment faire pour instaurer une situation de travail harmonieuse ? Le niveau de l’engagement affecte les entreprises. Or on va continuer à avoir des statistiques négatives. Et le prolongement de la vie active ne va pas les améliorer. Les heures (ou années) marginales sont les plus coûteuses pour l’organisme. Trouver des modes de respiration collectifs différents est essentiel. Un peu plus de 70 % des Français se disent satisfaits de leur travail, mais un tiers ne le sont pas. Faire évoluer ce dernier point permettrait de gagner des points de croissance du produit intérieur brut (PIB) – trois ou quatre supplémentaires. Un burn-out se traduit, en moyenne, par un arrêt de travail de neuf mois. C’est coûteux. Il ne faut pas l’oublier.

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