Sponsoring
Malmenés en conférence de presse par certains joueurs lors de l’Euro 2020, les sponsors (Coca-Cola en tête) sont à l’aube d’une défiance grandissante de la part de leurs meilleurs ambassadeurs.

Le poids des mots, le choc des images. En repoussant deux bouteilles de Coca-Cola au profit d’une bouteille d’eau en conférence de presse le 14 juin lors de l’Euro 2020 de football, Cristiano Ronaldo a marqué les esprits. Le geste de l’attaquant vedette, même s’il n’a pas réellement coûté 4 milliards de dollars à la marque contrairement à une version largement relayée par les médias, a eu une portée mondiale. Et fait des émules, le Français Paul Pogba l’imitant notamment quelques heures plus tard en faisant disparaître une bouteille Heineken du pupitre. Le début d’une saga qui se poursuit et qui, outre son profil de cas d’école, soulève une question centrale. Faut-il y voir un épiphénomène ou ces gestes incarnent-ils la révolte des hommes-sandwichs modernes que constituent les sportifs de haut niveau ? En d’autres termes, doit-on s’attendre à une ère nouvelle où ces ambassadeurs clés pour les marques, soucieux de maîtriser leur image, auront toujours plus leur mot à dire ? Analyse d’un changement de paradigme qui ne dit pas son nom.

Une question de statut 

Forcément, quand un détracteur pèse plus de 500 millions de followers sur les réseaux sociaux, il y a de quoi marcher sur des œufs. Si le geste de Ronaldo a été mal reçu par l’UEFA et son sponsor, les réactions ont été minimalistes. Tout juste l’organisateur a-t-il rappelé à l’ordre les sélections quant à leurs accords contractuels et expliqué qu’aucune procédure disciplinaire ne serait ouverte à l’encontre du joueur, précisant même que « chacun est libre de boire les boissons qu’il préfère ».

« L’UEFA a tout intérêt à calmer le jeu et à trouver un accord en privé avec Coca-Cola pour un éventuel dédommagement », appuie Xavier Oddone, senior vice president marketing & sales chez Sportfive France, agence internationale de marketing sportif.

Plus arrangeant encore, Heineken n’a pas hésité à revoir sa copie et à bousculer le protocole. Dans le sillage du cas Pogba, l’UEFA et la marque ont autorisé les joueurs musulmans à demander le retrait des bouteilles de bière. Une exception permise en partie par l’influence du charismatique milieu tricolore. Conclusion : le statut du sportif qui prend position s'avère déterminant. « Sans Ronaldo, pas dit qu’un joueur plus anonyme aurait osé faire le même geste ou que celui-ci aurait eu une résonance équivalente », illustre Xavier Oddone.

Autre exemple marquant, dans le cadre d’un contrat individuel cette fois, le partenariat entre Huawei et Antoine Griezmann, cassé fin 2020 par l’international français en raison d’accusations persistantes de participation à la surveillance de la minorité ouïgoure. Une prise de parole rare, inattaquable et qui a fait grand bruit. Au-delà du foot, d’autres sports voient émerger des têtes d’affiche n’hésitant plus à bousculer les institutions et les partenaires.

La tenniswoman Naomi Osaka, numéro 2 mondiale, s’est ainsi retirée de Roland-Garros en juin. La Japonaise avait reçu deux amendes pour son refus de participer aux conférences de presse, trop chronophages et anxiogènes selon elle. Une séquence qui illustre la complexification des rapports à l’œuvre entre les marques et les sportifs.

Un besoin accru de visibilité

Plusieurs facteurs expliquent que les liens se tendent actuellement entre les deux parties. En premier lieu, la pandémie ayant durement affecté le sport dans son ensemble et, par ricochet, les marques investissant dans le sponsoring sportif. Face au report de l’Euro 2020 causé par la crise sanitaire, celles-ci se retrouvent dans l’obligation de rendre leurs produits davantage visibles.

Pour Pierre Rondeau, spécialiste de l’économie du sport, l’enjeu de l’activation des sponsors lors des grands événements sportifs va se poser de manière encore plus aigüe dans les mois à venir. « Il y a une obligation conjoncturelle à s’adapter et à trouver de nouveaux modèles puisque nous connaissons actuellement une crise des droits TV sportifs, qui rapportent moins. Les organisateurs de compétitions, les ayants-droits et les publicitaires doivent trouver des alternatives pour maintenir les recettes de sponsoring et capter l’attention du public », prévient-il. Pour Nicolas Macé, brand director au sein de l'agence Havas Sports & Entertainment, les dernières prises de positions des sportifs « ne remettront sans doute pas en cause les contrats de sponsoring à l’avenir », mais « pourraient créer un précédent dans la façon de déployer le produit ».

Car sur un marché du sponsoring plus que jamais à deux vitesses, les sommes en jeu deviennent considérables. Pas moins de 35 millions de dollars pour Coca-Cola et 10 millions de plus pour Heineken, d’après le cabinet KPMG. D’où une obligation de rentabilité se traduisant en l'espèce par un placement de produit grossier, pouvant prêter à débat.

« La tendance consistant à installer les bouteilles entre les médias et l’interviewé est une nouveauté venue du continent américain. Cette mise en valeur donne le sentiment que la marque prend le pas sur le joueur. Et la configuration donne l’impression que les joueurs cautionnent directement ces produits. Leur réaction est compréhensible », analyse Arnaud Stamm, avocat au barreau de Paris qui conseille au quotidien plusieurs personnalités du sport, de la musique et des médias.

Problématiques grandissantes

Mais gare à ne pas se tromper. Les prises de positions des sportifs ne datent pas d’hier. Elles se multiplient simplement à l'heure actuelle. « Ce n’est pas un phénomène neuf, même s’il était jusque-là moins visible et moins répandu. Au sein de beaucoup de clubs professionnels de football en France, il est par exemple devenu impossible d’associer certains joueurs à certains sponsors. C’est notamment le cas des sponsors spécialisés dans les paris sportifs, pour lesquels divers joueurs refusent de faire la promotion ou d’apparaitre dans les spots publicitaires », pointe Xavier Oddone. Outre le volet religieux ici évoqué, amené à prendre de l'ampleur, les aspects alimentaires et environnementaux s’invitent également dans le débat.

« Les joueurs sont de plus en plus informés et sensibles à ces causes », souligne Arnaud Stamm, pour qui « il s’agit d’un changement de société profond » et non d’un mouvement spécifique au milieu sportif. « Les sportifs développent une conscience de la nécessaire adéquation entre leur image et celle des marques avec lesquelles ils collaborent directement ou indirectement. Alors que cela était encore impensable il y a quelques années, certains s’enquièrent désormais de savoir si telle ou telle marque est bio ou encore si des labels garantissent l’absence de cruauté à l’égard des animaux », développe l’avocat.

Signe qu’un échelon supplémentaire sera peut-être gravi sous peu, les footballeurs professionnels seraient « en passe de missionner leurs syndicats pour avoir un droit de regard en amont sur les contrats de sponsoring collectifs », explique une source bien informée.

Place aux sportifs engagés 

 

À l’évidence, la question de l’image devient omniprésente. « Quelqu'un comme Ngolo Kanté est extrêmement soucieux de sa réputation. Et quelques années plus tôt, un joueur comme Yoann Gourcuff se montrait déjà très regardant sur le sujet », en veut pour preuve cette même source. 

 

«  Au-delà d’être des joueurs de football et des sportifs professionnels, ils sont aussi des personnalités publiques, des influenceurs à part entière. À ce titre, il faut construire et élaborer une réputation globale à des fins stratégiques pour améliorer son image de marque. Ils veulent afficher leur conscience politique, sociétale, sociale, et défendre les causes qui les touchent », avance Pierre Rondeau, prenant notamment en exemple la signature de Kylian Mbappé avec la marque de produits alimentaires bio Good Goût.

Les engagements des sportifs sont aussi plus visibles et médiatisés. Et dans cet écosystème partagé entre organisateurs, ayants-droits, sportifs, marques et consommateurs, « l’athlète est au centre, reprend ses droits et a conscience de son pouvoir », ajoute Nicolas Macé. « Les sportifs vont exiger de plus en plus systématiquement un droit de regard sur l’utilisation de leur image », abonde Arnaud Stamm à propos d’un mouvement qui ne va pas sans rappeler le cas des marques.

Jugées durant des décennies pour leurs performances et leurs résultats uniquement, celles-ci doivent désormais montrer patte blanche sur le terrain de l'exemplarité. Une injonction qui motive les prises de position notées tous azimuts ces dernières années. Après les marques engagées ou autoproclamées comme telles, place donc aux sportifs modèles.

Vers un sponsoring plus vertueux ?

La bascule qui s’opère pourrait laisser entrevoir un sponsoring plus vertueux dans les années à venir. Mais rien n’est moins sûr, en témoigne le cas épineux du Mondial 2022 de football prévu au Qatar. « C’est un désastre tant sur le plan humain qu’écologique et l’archétype de l’événement pour lequel la réflexion se fait à rebours », confirme Arnaud Stamm. « Plusieurs pays comme le Danemark ou la Norvège ont déjà protesté vis-à-vis des conditions d’organisation du tournoi mais rien ne dit que certains d’entre eux manqueront à l’appel le moment venu », tempère d'expérience Xavier Oddone.

Néanmoins, l'étau se resserre. « L’Allemagne se pose dorénavant la question. Si une sélection majeure comme celle-ci boycotte la compétition, il y a clairement la possibilité d’un effet domino. On n’est plus dans la science-fiction mais dans le domaine du possible », alerte l’avocat au barreau de Paris quant à des questionnements qu’il convient d'aborder sans candeur.

Outre Nike, sponsor actuel du Portugais régulièrement épinglé par le passé pour ses pratiques en matière du droit du travail, Ronaldo a également porté il y a quelques années les intérêts de KFC ou de Coca-Cola. La démagogie n’est jamais loin.

Coca-Cola, l’autre star de l’Euro 

Aux côtés de l’Italien Insigne, du Danois Dolberg ou de l’Anglais Kane -trois des joueurs en vue lors de cet Euro, un acteur inattendu leur volerait presque la vedette. Son nom ? Coca-Cola, dont les bouteilles donnent lieu à un feuilleton qui n’a pas forcément connu son dénouement. Car le geste de Cristiano Ronaldo a donné des idées à nombre de joueurs et sélectionneurs. Trois jours après le Portugais, deux jours après Pogba visant Heineken, l’Italien Locatelli récidive en conférence de presse, décalant les bouteilles rouges et noires de la firme américaine au profit d’une simple bouteille d’eau. Un camouflet de plus pour la marque, qui voit par la suite plusieurs soutiens prendre opportunément sa défense. À commencer par l’entraîneur russe Stanislav Cherchesov, premier à prendre le contrepied en avalant goulûment le breuvage polémique, imité quelques jours plus tard par le Suisse Granit Xhaka, biberonné au coca à l’approche de la séance de tirs au but fatidique à l’équipe de France. Depuis, plusieurs autres joueurs ont nourri cette séquence inédite ayant permis à la marque de bénéficier d'une visibilité démultipliée. Que ce soit le Belge Lukaku, incitant ouvertement Coca-Cola à appeler ses agents après avoir fait du zèle. Ou encore l’Ukrainien Yarmolenko, plaçant les bouteilles des deux marques au premier plan et appelant celles-ci à une future collaboration. Et si le vrai vainqueur de l’Euro, c’était Coca-Cola ? 

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