Stratégies Les 50
Que ce soit chez les pure players de l’e-commerce ou sur les sites des enseignes traditionnelles, les marketplaces sont en plein boom. Analyse du phénomène avec deux acteurs incontournables de ce nouveau marché, Nicolas Houzé, directeur général des Galeries Lafayette, et Philippe Corrot, cofondateur de Mirakl, licorne française des places de marché.

Nicolas Houzé représente la cinquième génération des fondateurs des Galeries Lafayette, qui est aujourd’hui un groupe de commerce diversifié. Au-delà du magasin du boulevard Haussmann, le groupe est aussi le premier actionnaire de Carrefour et possède de nombreuses enseignes, comme le BHV Marais, la Redoute, Louis Pion ou encore Mauboussin.Philippe Corrot a cofondé en 2012 Mirakl, une solution logicielle de place de marché. Figurant parmi les licornes françaises, Mirakl regroupe aujourd’hui plus de 500 collaborateurs présents dans huit pays et équipe plus de 300 clients dans 40 pays dont, en France, Darty, Carrefour, Maisons du Monde, La Redoute… Regards croisés sur le rôle des places de marché dans le futur du commerce.

David Larremendy : Philippe, selon toi, comment évolue le business des places de marché ?

Philippe Corrot : Celui-ci s’élargit chaque jour. Il y a encore beaucoup de places de marché classiques B to C qui permettent à des sites e-commerce de faire de l’extension de gamme, mais beaucoup d’autres modèles se développent, notamment dans le B to B. Par exemple, pour Accor, nous avons lancé Astore, un « one-stop-shop » de l’hôtellerie. C’est une plateforme destinée aux hôtels franchisés du groupe. Elle regroupe tout ce dont on peut avoir besoin pour faire tourner un hôtel ; les conditions sont négociées en amont par Accor avec ses fournisseurs. Les hôtels franchisés passent ainsi une grande partie de leurs achats là-dessus. Ça crée un cercle vertueux.

Pour toi Nicolas, les places de marché ont-elles trouvé leur place au sein des Galeries Lafayette ?

Nicolas Houzé : C’est une partie importante de notre activité digitale ; elles nous permettent de faire entrer dans le digital des partenaires physiques plus efficacement qu’en les référençant nous-mêmes. Les dix-huit mois qui viennent de s’écouler nous ont permis d’accélérer dans ce domaine, mais il faut aller encore plus loin. On ne peut plus se revendiquer commerçant si on n’a pas un volet digital puissant, et quand on est multimarques comme nous, on a l’obligation d’avoir une gamme ultra-large, d’où l’intérêt pour les places de marché.

P.C. : C’est intéressant de noter que le modèle marketplace est inspiré du modèle multimarques des department stores : tu crées du trafic grâce à ton enseigne et tu monétises ce trafic en prenant des commissions sur les ventes. C’est la même chose en version virtuelle.

À l’inverse, en magasin, a-t-on accès à une gamme élargie ou est-ce que physique et digital restent des expériences d’achat séparées ?

N.H. : Nous avons deux problématiques distinctes. D’un côté, le magasin Haussmann, avec ses 70 000 m2 et 2 millions de produits, pour lequel le potentiel d’extension de gamme est limité. De l’autre, notre réseau (intégré et franchisé) de plus de 50 magasins en France qui n’a pas cette largeur d’offre. Or, quand un client rentre dans un magasin Galeries Lafayette à Limoges, à Nice ou à Bordeaux, il a en tête le flagship du boulevard Haussmann. Il faut qu’il soit disponible partout en France. Pour ça, l’élargissement digital est indispensable.

Peut-on tout vendre à travers des places de marché ?

P.C. : Ce qui est essentiel, c’est que la marketplace soit dans l’ADN de l’enseigne. Demain, si on trouve sur la place de marché des Galeries Lafayette des produits qui n’ont rien à voir avec leur ADN, ça ne marchera pas.

N.H. : C’est ce qu’on avait fait au début d’ailleurs !

Par peur de la cannibalisation ?

P.C. : C’est quelque chose qu’on a démontré à plusieurs reprises : il n’y a pas de cannibalisation entre la marketplace et les ventes directes. Or, si tu commences par ouvrir en marketplace les catégories de produits que tu n’as jamais estimées assez intéressantes pour les ouvrir dans tes magasins, il n’y aura pas de miracle : ça ne marchera pas non plus en place de marché. Mais quand on dit ADN, ça ne veut pas dire ne pas prendre de risques. À la Fnac, par exemple, le petit électroménager et le jeu/jouet ont démarré sur la place de marché. C’est un excellent laboratoire pour comprendre les attentes des consommateurs. On a des clients qui vont regarder les résultats de leur moteur de recherche qui ne renvoient pas de réponse. Ils vont ­commencer à vendre ces produits dans la marketplace, puis les vendre en direct si c’est pertinent.

Comme eux, Amazon est souvent l’objet de critiques parce qu’il référence lui-même les best-sellers de ses vendeurs. Qu’en penses-tu ?

P.C. : Tu ne peux pas reprocher à un commerçant de faire son métier de commerçant, c’est-à-dire de trouver les bons produits au bon prix. On parle souvent des cas où Amazon a identifié des produits à vendre en direct. On parle moins des cas où Amazon a fermé des catégories entières pour les laisser dans sa marketplace. Il y a certains cas où les vendeurs partenaires font mieux le travail, parfois c’est l’inverse. La seule question qui vaille pour une enseigne, c’est : est-ce que j’ai le bon produit, au meilleur prix, avec la meilleure qualité de service pour mon client ?

Mais à l’inverse, si tout le monde a sa place de marché avec les mêmes ­vendeurs, comment les commerçants vont-ils se différencier ?

P.C. : Dans un monde où les marketplaces se généralisent, ce qui va faire la différence, c’est justement l’expérience client. Quand tu rentres dans le magasin Haussmann, par exemple, tu n’as pas la même expérience que dans un magasin lambda. Tu arrives dans un endroit magnifique, avec 2 millions de produits, Nicolas le disait, c’est irremplaçable, c’est une expérience unique.

N.H. : Tu as raison, notre métier est de raconter une histoire, de faire vivre une expérience. On vient chez nous pour se faire plaisir, pour un anniversaire, pour voir les vitrines ou le sapin installé sous la coupole. Toute cette expérience ne se reproduit pas facilement. C’est pour ça qu’Amazon n’est pas encore totalement entré sur notre territoire. Mais évidemment, la transformation digitale est fondamentale, parce qu’on doit gommer tous les irritants du commerce physique : je n’ai plus votre taille, je n’ai plus cette couleur… On doit être en mesure de ne plus jamais dire non.

Entre le transport et le cloud, le commerce électronique a une empreinte carbone non négligeable. Est-ce en train de changer ?

P.C. : Il y a une prise de conscience importante et je pense que l’e-commerce ne fait pas partie des mauvais élèves dans ce domaine. On voit par exemple que l’empreinte carbone de livraison du dernier kilomètre est en train de baisser drastiquement avec des livraisons à vélo, en camionnette électrique… Chez Mirakl, nous avons créé un label au sein de notre réseau de vendeurs pour mettre en avant ceux faisant le plus attention à leur empreinte écologique ; cela intéresse énormément nos clients. Nous avons également lancé « Mirakl Goes Green », une initiative dans laquelle nous avons pris des engagements de réduction de l’empreinte carbone de l’entreprise à tous les niveaux.

Et de ton côté, Nicolas ?

N.H. : Nous avons lancé il y a quatre ans notre label « Go for Good » pour promouvoir une consommation plus responsable. Il a pour objectif de mettre en avant les produits qui respectent un cahier des charges ambitieux de près de 40 critères. Aujourd’hui, plus de 1 000 marques nous accompagnent. Nos marques propres sont certifiées à 60 % et nous avons l’objectif d’atteindre les 100 % en 2024. Les produits Go for Good représentent à peu près 20 % de notre chiffre d’affaires. Cette démarche est très attendue de la part des clients comme de la part de nos collaborateurs.

Il y a un vrai mouvement en train de se mettre en place internationalement, puisque la mode est souvent pointée du doigt comme la deuxième industrie la plus polluante au monde. Avec le Fashion Pact, François-Henri Pinault a fédéré plus de 30 % de l’industrie mondiale pour promouvoir une mode plus responsable de Chanel à Kering, en passant par La Redoute, les Galeries Lafayette ou Uniqlo.

Et qu’en est-il de l’occasion ?

N.H. : La seconde main fait partie des services complémentaires que nous voulons offrir. Nous avons ouvert au mois de septembre, sur près de 500 m2 au troisième étage du magasin du boulevard Haussmann, le (Re)Store, qui regroupe des vêtements, des accessoires, des chaussures. Cela démarre très bien et attire une nouvelle clientèle pour les Galeries Lafayette, ce qui est aussi intéressant pour nous.

P.C. : Les places de marché sont très présentes sur le marché de l’occasion depuis l’origine. Regardez aujourd’hui Vinted, Back Market, Selency…

Y a-t-il encore des verticales ou des industries qui échappent aux places de marché ?

P.C. : Non, pas vraiment. B to B, B to C, tout le monde y va. Certaines industries, comme l’automobile par exemple, sont plus lentes, en général parce qu’elles sont moins digitalisées. Mais elles y vont.

Comment se partagera le commerce dans cinq à dix ans ?

P.C. : Pour les enseignes traditionnelles, ce sera un tiers pour les ventes en magasin, un tiers pour la vente en ligne en direct et un tiers pour les places de marché. Pour les autres, ce sera 50/50 : 50 % de ventes en direct, 50 % de ventes en marketplace. Au moins…

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