Spécial transition

Après une année et un mois de juin hors-normes en termes de temperatures et de sécheresse, l’hydro-climatologue et directrice de recherche au CNRS, Agnès Ducharne nous dresse un tableau complet de la situation, et revient sur le sujet des mega-bassines. Entretien avec Audrey Pulvar, fondatrice de la Green Management School. 

Agnès Ducharne est hydro-climatologue, directrice de recherche au CNRS. Il y a trois ans, comme mille autres scientifiques français, elle signait une pétition appelant à la désobéissance civile, sans violence, face à l’inaction des gouvernements au regard de l’urgence climatique. Alors que nous vivons un nouveau mois de sécheresse et que les prévisions pour cet été, voire cet hiver, n’incitent pas à l’optimisme, que la question de la gestion de l’eau devient éminemment politique, on prend un petit cours accéléré, en l’écoutant, sur l’impact du réchauffement climatique sur nos ressources en eau. On parle aussi de méga-bassines et on fait le point sur la notion de radicalité.

Agnès Ducharne, avant de débuter cette interview, peut-être une petite précision pour nos lectrices et lecteurs : vous êtes hydro-climatologue… Les deux mots ont leur importance. Racontez-nous en quoi les deux disciplines se rejoignent.

Disons que l’hydrologie est souvent considérée comme la science des processus hydrologiques, des écoulements d’eau dans les bassins versants, à la surface des continents… C’est donc un déterminant majeur des ressources en eau. Mais ces écoulements à la surface des continents, dans les cours d’eau et dans les nappes, s’inscrivent dans le cycle de l’eau, qui implique les océans et l’atmosphère. Et ce cycle de l’eau, tout comme les processus hydrologiques des continents, est un des éléments du système climatique, lequel est fortement perturbé et change très rapidement depuis 150 ans, et encore plus vite depuis 50 ans, à cause des activités humaines. Mon travail au CNRS consiste à la fois à mieux comprendre l’articulation entre le cycle de l’eau et le système climatique - par exemple, comment l’évaporation des continents influe localement sur le climat - et inversement comment les changements du climat peuvent avoir une influence sur la ressource en eau.

Les médias vous ont beaucoup sollicités, vous et vos collègues, l’été dernier car c’était un été exceptionnellement sec et chaud. Mais cette sécheresse ne s’est pas limitée à l’été. Elle a continué tout l’automne, tout l’hiver et même au début du printemps. Les précipitations d’avril et mai ne suffisent pas, semble-t-il, à compenser les déficits en eau. Cela signifie-t-il que cet été 2023 battra de nouveaux records de sécheresse ?

Si l’on s’en tient aux analyses du Bureau de Recherche Géologique et Minière, environ 2/3 du territoire montrent des niveaux de nappe inférieurs aux normales saisonnières, avec des déficits localement très forts en Pyrénées orientales, Languedoc, Provence-Côte d’Azur et dans le couloir rhodanien. Pour être précise, il y a plusieurs types de sécheresses. Celle des sols, importante pour les jardiniers, les agriculteurs, les forestiers. Et celle des cours d’eau et des nappes. Ce sont les réserves d’eau douce liquide à notre disposition pour nos prélèvements, que ce soit pour l’eau potable, la lutte contre les incendies, pour faire fonctionner les industries, dont l’industrie de la production d’électricité, secteur qui prélève le plus d’eau en France, et bien sûr pour l’agriculture. Cette ressource en eau, nous pouvons l’exploiter en pompant dans les rivières et dans les nappes phréatiques. Les nappes sont invisibles mais il y en a un peu partout, même si elles n’offrent pas partout le même volume. Elles sont largement sollicitées. Trop. Leur pompage contribue à aggraver la sécheresse. Comprenez bien que les nappes ne sont pas de grandes baignoires. Ce n’est pas de l’eau qui stagne. C’est de l’eau qui s’écoule, très lentement, pour rejoindre les cours d’eau. Ces nappes souterraines dans lesquelles l’eau circule très lentement, ce sont celles qui alimentent les cours d’eau et les maintiennent en eau même quand il ne pleut pas. Les hydrologues de l’Antiquité, dont Platon, s’interrogeaient sur cette étrangeté : le fait qu’il y ait de l’eau dans les cours d’eau, en saison sèche, alors qu’il ne pleut pas pendant des semaines. Eh bien, la principale raison de ce phénomène, ce sont les écoulements des nappes phréatiques. Donc, si l’on pompe ces nappes, alors qu’elles ont déjà un niveau inférieur à la normale, on prive les cours d’eau d’une ressource indispensable. Si dans le même temps il pleut moins, et que l’évaporation est plus forte parce qu’il fait plus chaud… il y a de fortes chances de se retrouver en situation critique pour la disponibilité en eau.

C’est un cercle vicieux…

Oui, tout à fait. La canicule favorise les sécheresses et les sécheresses favorisent la canicule. Il y a un lien entre ces deux phénomènes hydro-climatiques qui est bien connu des scientifiques et que le grand public commence à percevoir.

En ce qui concerne la sécheresse, on a connu plusieurs années de déficits pluviométriques d’affilée, mais singulièrement en 2022, à la fois pendant le printemps, l’été puis l’automne et même l’hiver 2022-2023… Cette sécheresse a duré presqu’une année entière. Aggravée par de moindres crues nivales, du fait du recul des glaciers…

Les déficits des pluies d’hiver, on les voit largement, avec les bas niveaux des nappes, actuellement . Le fait que 2/3 des nappes soient en dessous de leur niveau normal est la conséquence du manque de pluies de l’hiver dernier, renforcé par la terrible sécheresse de l’été précédent. Indépendamment de la durée, la question est vraiment quantitative. Si on a un été très pluvieux cette année, on échappera à la sécheresse des sols. Mais on ne peut parler, à l’heure actuelle, qu’en termes de probabilité. D’après les prévisions saisonnières de Météo France, la probabilité est plus importante d’avoir un nouvel été sec et chaud plutôt qu’humide et froid. On a donc deux circonstances défavorables : des prévisions de plusieurs mois à venir secs et chauds et le cumul des déficits des mois passés sur deux tiers du territoire.  Par ailleurs pour les territoires très déficitaires, même des pluies très fortes ne suffiraient pas à les sortir de la sécheresse

Ça, c’est pour la situation en France. Ces déficits de pluviométrie, augmentés par des vagues de chaleur inhabituelles et précoces touchent d’autres de régions du monde. Un peu comme l’an dernier : des canicules atypiques en Inde, des incendies démesurés au Canada… C’est de la conjoncture, de la météorologie ? Ou vous liez directement ces événements extrêmes au réchauffement climatique.

Pour ce qui est des températures extrêmes, je n’ai absolument aucun doute sur le fait qu’elles soient une conséquence directe du réchauffement climatique. Le changement climatique a commencé il y a plusieurs décennies de manière discernable sur le plan thermique. Le fait qu’il fasse plus chaud, plus tôt est bien sûr lié au réchauffement climatique. Et cela ne va pas s’arrêter là. Que vos lectrices et vos lecteurs aient bien conscience que ça va continuer et s’aggraver pendant encore au moins vingt ans. Et vingt ans, c’est si nous réduisons maintenant, de façon drastique, nos émissions de gaz à effet de serre. Or nous n’en prenons pas le chemin. Pas plus tard que cette semaine, j’entendais à la radio des gens parler de faire voler plus d’avions… De commandes records de nouveaux appareils…

Le président de la République parle de "sobriété raisonnable »…

(Elle sourit) Oui… eh bien… Écoutez, ce que je peux vous dire c’est que pour ce qui concerne les températures, on n’est qu’au début du chemin. Il va faire de plus en plus chaud, de plus en plus longtemps dans l’année. Concernant le cycle de l’eau et les sécheresses, il est difficile, scientifiquement, d’attribuer de manière formelle la situation de ces dernières années au réchauffement climatique. Néanmoins ce que l’on voit depuis 6-7 ans en France, c’est-à-dire des sécheresses qui s’accroissent en fréquence, en durée et en intensité - y compris dans le Nord de la France-,  est totalement cohérent avec nos modélisations des conséquences du changement climatique sur le cycle de l’eau. On ne peut jamais lier directement un événement au réchauffement climatique mais il est probable que ce nous voyons depuis 2017 soit les premières manifestations claires de la réponse des ressources en eau françaises au réchauffement climatique.

On a parlé des cours d’eau, des nappes, des déficits de pluviométrie… peut-être que la première question que j’aurais dû vous poser c’est comment le réchauffement climatique influe sur le régime des pluies en général.  On sait que dans certaines parties du monde, le dérèglement climatique va provoquer plus de pluies… C’est contre-intuitif.

AD Oui ! Une chose fondamentale à bien comprendre, et qui n’est pas beaucoup sue, c’est qu’avec le réchauffement global la quantité totale des précipitations sur notre planète augmente et va continuer à augmenter. Cependant la répartition des précipitations n’est pas uniforme, loin de là. Elle se concentre et se concentrera dans les endroits du monde les plus pluvieux et dans les périodes de l’année les plus pluvieuses. À l’inverse, dans les régions les plus sèches et aux périodes de l’année les plus sèches, il y a et il y aura encore moins de pluies. Si l’on veut résumer, on peut dire que le réchauffement climatique accroît les inégalités de répartition des précipitations et donc de la ressource en eau. Cela a des conséquences majeures. Que ce soit pour les écosystèmes et pour les usages de l’eau par les êtres humains, la situation idéale serait qu’il pleuve tout le temps et partout la même quantité d’eau ! Parce que c’est ce qui est le plus facile à exploiter et à gérer. Mais le changement climatique nous éloigne de cet équilibre idéal. À l’échelle de la France métropolitaine, située entre une zone de climat sec, le pourtour méditerranéen, et une zone de climat humide, l’Europe du Nord, on a pas mal d’incertitudes en ce qui concerne l’évolution des cumuls annuels de précipitations, notamment dans le nord de la France, où les modèles que l’on exploite ne donnent pas tous le même résultat. En revanche, concernant le sud de la France, tous les modèles s’accordent sur une baisse progressive des cumuls de précipitations annuels. Une autre incertitude, c’est l’endroit où situer la frontière entre ce nord et ce sud de la France : une ligne difficile à définir précisément… Mais nous avons aussi des certitudes, notamment sur l’évolution des précipitations en été, pendant la saison sèche : elles baisseront sur tout le territoire dans le courant du 21e siècle, et avec elles les ressources en eau. Et ces baisses seront d’autant plus rapides que le réchauffement global sera élevé.

Comment voyez-vous l’avenir de l’agriculture en France, compte tenu de ce contexte ?

AD Je suis évidemment très inquiète, comme les agricultrices et les agriculteurs eux-mêmes. Mais pas que pour ce secteur. Je suis inquiète pour tout le monde. On sait qu’on sera en déficit de ressource en eau en été, pour le secteur agricole, lequel consomme énormément d’eau à cette saison. Mais on a aussi besoin d’eau pour d’autres usages, en été ! Je comprends les préoccupations des agriculteurs, mais nous devons rationaliser l’usage de la ressource en eau. 

Comment comprenez-vous que la réaction politique soit si faible ? On sait que depuis cinquante ans, les scientifiques calculent, prévoient, alertent sur le sujet…. Que dans l’hémisphère sud, cela fait longtemps que l’on ressent au quotidien les effets du réchauffement climatique… C’est notre tour maintenant, dans l’hémisphère nord. Et pourtant, dans le fond, rien ne change vraiment. Et le gouvernement parle de pérenniser le système des mégas-bassines…

En réalité la situation est beaucoup plus complexe que cela. Les agriculteurs sont pris en étau entre un système qui les pousse à produire beaucoup - ils ont fait des investissements, contracté des dettes…-, et pour certains sont dans un système de pensée qui n’a pas évolué depuis des décennies. On pourrait attendre des décideurs qu’ils aient du recul et prennent des décisions plus éclairées. Mais là encore, on est déçu. Je rappelle que pour faire de l’agriculture, il faut de l’eau. Il faut de l’eau, de la lumière et des nutriments. C’est la base. Il est donc forcément difficile de s’adapter au fait que l’un de ces facteurs va beaucoup diminuer. Moins d’eau devrait signifier moins de production… et moins d’argent pour les agriculteurs, à moins que ça ne soit compensé par une augmentation des prix, qui peut faire partie de la solution. Mais on peut aussi faire une agriculture différente pour produire avec moins d’eau, en s’engageant vers des pratiques agro-écologiques par exemple, et en réduisant la part de la viande dans notre alimentation et celle de l’élevage dans notre agriculture, ce qui permettrait notamment de réduire la place du maïs qui demande beaucoup d’eau en plein été. Certains ne veulent pas considérer ces options. Ils préféreraient croire la promesse selon laquelle une retenue d’eau résoudrait tous leurs problèmes. Attention, je ne dis pas que les retenues sont inutiles voire nuisibles par principe ! Mais il faut bien comprendre qu’elles captent l’eau qui provient de l’amont de leur implantation, et qu’elles en privent, de ce fait, toutes les activités et les écosystèmes qui se trouvent en aval. Cela pose la question de l’équité d’accès à l’eau pour les différents usagers, humains et non humains. Si l’on fait l’effort de quantifier la ressource disponible et son évolution future, que l’on retient l’eau de façon proportionnée à la quantité globale d’eau disponible, et qu’on la restitue équitablement entre les différents usagers, y compris ceux de l’aval - ce qui impose de laisser de l’eau dans les cours d’eau et les nappes - alors on peut considérer que les retenues artificielles pourraient être une solution utile. Malheureusement, dans la plupart des pays où l’on pratique les retenues d’eau, on constate une surexploitation de la ressource par les usagers amont, des agriculteurs le plus souvent, au détriment des autres. Et ce n’est pas fondamentalement différent quand il s’agit de pompages directement dans la nappe, comme c’est le cas pour les méga-bassines. Même si l’objectif affiché est de pomper moins en été pour protéger les cours d’eau, ça s’obtient en pompant plus en hiver, ce qui fait baisser le niveau des nappes à cette saison, et peut se répercuter jusqu’en été à cause de l’allongement des sécheresses. On n’échappe pas au fait que si l’on manque d’eau, ceux qui la prélèvent en premier pénalisent les autres. Les retenues et les pompages peuvent donc avoir des effets négatifs, qui s’additionnent quand ils s’exercent sur un large périmètre.  Je considère que, du moment où l’on prélève de l’eau en excès par rapport à la quantité d’eau dont on sait qu’elle sera naturellement renouvelée, on rend réelle cette maxime de Proudhon : la propriété c’est le vol. Si on prélève de l’eau « bien commun », dans une nappe ou une rivière dont on sait qu’elle ne se renouvèlera pas correctement, pour la stocker sur son terrain, on vole quelque chose à autrui !

Ce problème doit être réglé collectivement. En France aujourd’hui, les services techniques de l’État sont parfaitement conscients de ces enjeux et ont les outils pour faire les bonnes évaluations, mais les pouvoirs publics sont trop timides dès qu’il s’agit d’arbitrer pour une répartition équitable de la ressource. En plus de l’équité, c’est la question de l’efficacité réelle de ces dispositifs - retenues d’eau et pompages - qui se pose, car en situation de sécheresse prolongée, il devient tout simplement impossible de remplir les retenues ou de pomper.  Regardez la situation de l’Espagne, où l’on n’a cessé de construire des retenues et de pomper de plus en plus profondément : la situation est catastrophique dans une grande partie du pays. Idem dans le Sud-Ouest des Etats-Unis ! Pour tout le sud de la France (et encore une fois il est difficile de situer la frontière nord de ce sud), cette solution me paraît stupide. Elle coûte beaucoup d’argent public et ne marchera pas, car s’il y a moins d’eau, il y a moins d’eau. La seule solution c’est d’en consommer moins. Dans le nord de la France, où il pleuvra sans doute plus en hiver, il peut être pertinent d’installer des retenues d’eau pour irriguer l’agriculture en été. Mais tout sera question de mesure.

En terme de gestes individuels, il y a également un effort à fournir. Chaque français consomme 150 litres d’eau, en moyenne, par jour, et cela ne comprend pas les quantités d’eau qu’il a fallu pour fabriquer son alimentation ou ses vêtements… on parle de consommation d’eau directe au robinet, sous la douche etc… En sommes-nous au moment où chacune et chacun d’entre nous doit songer à consommer moins d’eau au quotidien ?

Absolument. Vous savez… une douche, c’est 6 à 15 litres d’eau par minute, en fonction de votre pommeau de douche. Donc à vous de bien choisir celui-ci et la durée de votre douche. Et quand il fait chaud, en vacances, doit-on en prendre trois par jours ? Peut-être que la deuxième doit être courte et la troisième carrément éclair …

En ville, doit-on renoncer à arroser ses plantes ?

Tout d’abord, dans les habitations dotées de jardins, en période de restriction pour cause de sécheresse, comme ce fut le cas l’été dernier dans une très grande partie du territoire métropolitain, on n’arrose pas son jardin. C’est interdit. Pour vos plantes d’appartement, à vous de voir où vous mettez les priorités ; la réalité c’est que quelques petites fleurs de ci-de là sur un balcon ce n’est pas vraiment l’enjeu. Mais on peut quand même éviter d’arroser en plein soleil,  passer au goutte-à-goutte… Ensuite, il y a des décisions qui sont prises au niveau des collectivités qui sont discutables. Par exemple, vous qui travaillez pour la Ville de Paris : on y entend parler d’implantation de forêts urbaines, mais ça me parait complètement ridicule. D’abord ce n’est pas possible partout parce qu’il n’y a pas assez de profondeur, le sous-sol est mité en beaucoup d’endroits du territoire. Et puis, il risque de ne pas y avoir assez d’eau. Un arbre ça boit. Mettre des arbres dans la ville, oui bien sûr, mais, comme pour l’agriculture, de façon équilibrée avec ce qui est disponible comme ressource en eau. Il faut être sûr que ces arbres seront aux bons endroits et pourront survivre au réchauffement climatique. Et j’espère que vous n’arrosez pas les gazons des jardins publics en période de sécheresse…!

En élargissant un peu la perspective, le gouvernement a présenté il y a quelques semaines un Plan Eau… qu’en avez-vous pensé ?

Je l’ai trouvé insuffisant, par exemple en termes d’investissement contre les fuites des réseaux d’eau potable. C’est un peu le cas de toutes les mesures de ce plan : les investissements humains et financiers ne sont pas à la hauteur des enjeux. Sauf pour les retenues d’eau dont on a parlé, lesquelles vont être encouragées alors qu’on sait que ce n’est pas du tout une solution fiable pour l’avenir, contrairement à la baisse de la consommation.

Agnès Ducharne, êtes-vous solastalgique ?

(Un long silence) Je ne crois pas. Éco-anxieuse, oui…

La connaissance précise des phénomènes et des trajectoires prévues, vous désespère ? Vous décourage ?

Me décourage, parfois. Mais surtout m’attriste, me désespère et même me terrifie. Quand on prend la mesure de ce qui nous attend dans les décennies à venir, ce qui attend nos enfants, il y a vraiment de quoi être terrifié.  J’ai deux filles d’une vingtaine d’années. Vraiment, je suis terrifiée pour elles et très en colère contre les gens qui ne font rien. Quand on voit tout ce que les scientifiques ont produit comme connaissance, comme explication, comme alerte depuis des décennies… Quand on voit le travail colossal mené par les dizaines de milliers de scientifiques réunis au sein du GIEC, qui travaillent sans relâche, depuis trente-cinq ans et dont une partie consacre un temps énorme à fournir une synthèse de tous les travaux réalisés et publiés - c’est une œuvre de titan, ils y passent tout leur temps pendant des années ! J’ai des collègues rédacteurs des rapports du GIEC qui ont fait des burn-out - … Des décennies de travail acharné et toujours rien. Le GIEC a eu le Prix Nobel de la Paix ! Et pourtant, aucun impact : si l’on regarde la courbe des émissions de gaz à effet de serre, elle ne fait qu’augmenter. Il ne se passe rien.

Comment comprenez-vous la réaction du gouvernement par rapport aux mouvements écologistes dits « radicaux », sa décision de dissoudre les Soulèvements de la Terre par exemple.

Il me semble qu’il y a une forme de criminalisation de plus en plus forte des mouvements écologistes. Pour moi c’est le signe d’une opposition frontale de deux visions politiques des transformations à mener, ou pas, dans nos modes de vie, pour faire face à l’urgence climatique. C’est une nouvelle forme de lutte des classes. Cette fois pour l’accès et la préservation des ressources naturelles.  On est dans un système dont la croissance et la survie sont basées sur l’exploitation des ressources naturelles ; tous les scientifiques spécialistes du climat et de la biodiversité démontrent l’épuisement de ces ressources, l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre provoquées par ce système, et ses conséquences néfastes pour l’ensemble du vivant. On dépasse les limites planétaires. Voici les données de base de la situation. Et face à cela, il y a celles et ceux qui disent, « bah c’est pas grave, on ajustera un peu mais on continue quand même et nous qui sommes en mesure d’en profiter on a bien l’intention d’en profiter le plus longtemps possible ». Il y a aussi celles et ceux qui luttent pour le maintien des conditions d’habilité de la Terre. J’en fais partie. Et puis il y a la majorité silencieuse, qui peut-être par manque d’information, ne choisit pas son camp. Je parle de lutte des classes parce que le réchauffement climatique accroît les inégalités sociales et que ceux qui subissent le plus les effets de ce réchauffement climatique sont aussi ceux qui émettent le moins de gaz à effet de serre.

Dès lors, la « radicalité » est-elle la seule solution ?

Ah ! Mais où se situe la vraie radicalité d’après vous ? Dans le fait de s’engager pour la préservation de nos ressources communes et assurer que notre planète demeure habitable pour le plus grand nombre, ou de continuer la destruction de ces ressources ? Qui sont les plus radicaux ? Ne rien faire, vouloir continuer comme on fonctionne depuis 70 ans est un choix. Un choix politique et individuel extrêmement radical et extrêmement nuisible. Moi, je préfère sortir radicalement de ce désastre et améliorer radicalement les choses, pour le plus grand nombre.

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