Publicité
Face à la croissance exponentielle des logiciels de blocage des publicités, médias, régies, agences et annonceurs affûtent leurs armes. En jeu, la pérennité de leur modèle économique et avec lui la survie du modèle gratuit du web.

«Pour accéder à cette vidéo, merci de désactiver votre bloqueur de publicité.» Comme durant la Coupe du monde de football au Brésil en 2014, ce type de messages devrait fleurir ces prochains mois sur les écrans partout dans le monde. C'est déjà le cas pour le site du Washington Post ou sur You Tube. En cause, les fameux logiciels et applications de blocage des publicités qui touchent déjà près de 200 millions d’utilisateurs dans le monde et plus d’un internaute sur quatre en France, selon Comscore.

Pour le marché publicitaire, le manque à gagner s’élèverait déjà à 21,8 milliards de dollars par an, chiffre Page Fair, et l’arrivée sur l’App Store d’applications comme Crystal et Been Choice promet à l’ad-blocking le même succès dans le mobile que sur ordinateur, alors même que la publicité sur smartphone explose (12,4% des investissements mondiaux estimés en 2016, selon Zenith-Optimedia). D’où l’urgence à endiguer le phénomène.

«L’objectif est de sauver le principe d’un accès gratuit aux contenus sur internet, sans quoi un web à deux vitesses risque de se développer, avec d’un côté ceux qui pourront payer et de l’autre une production qui correspondra aux moyens restreints dont disposeront les sites», prévient Emmanuel Parody, secrétaire général du Groupement des éditeurs de contenus et services en ligne (Geste).

Nouveaux outils

Premières victimes, les médias, dont l’audience bloquée pour la publicité s'élève à 60% dans le cas des sites de jeux vidéo, au public jeune et geek. Par riposte, beaucoup recourent à des outils techniques pour contourner les ad-blockers, même si les éditeurs sont plutôt avares de détails. Chez TF1, on se contente d’expliquer qu’une solution technique a été mise en place pour l'actuelle Coupe du monde de rugby. L'idée? «Permettre la diffusion de la pub pour tout utilisateur de My TF1, indispensable pour la pérennité de notre modèle gratuit», confie Olivier Ou Ramdane, directeur général adjoint d’E-TF1.

En Allemagne, le groupe Axel Springer a demandé le 14 octobre aux visiteurs du site de Bild de désactiver leur ad-blocker ou de payer 2,99 euros par mois pour avoir accès à un site presque sans publicité. «Ces réponses techniques fonctionnent à peu près pour la vidéo. Elles nous permettent de récupérer la capacité de diffusion de la publicité, mais nous perdons la capacité de ciblage, ce qui fait que nous ne récupérons pas la valeur perdue. Sur le display, ces solutions techniques ne sont pas rentables économiquement, car les CPM [coûts pour mille] sont trop bas», explique Emmanuel Parody.

C’est également sur ce terrain technologique que l'Interactive Advertising Bureau (IAB) a concentré ses actions avec le lancement du projet Lean, dont le but est de développer de nouveaux outils. «Nous voulons répondre à la technologie par de la technologie, détaille Stéphane Hauser, directeur général de l’IAB France. Nous cherchons à améliorer l’expérience utilisateur, avec des temps de chargements plus rapides.» L’organisme travaille également à une meilleure détection des ad-blockers.

L’internaute, lui, est prévenu qu'un ad-blocker dans son ordinateur l'empêche d'accéder à l’article ou à la vidéo. A lui de le neutraliser. Mais pour Page Fair, qui propose des «publicités acceptables», cette approche n’est pas efficace: seuls 0,33% des utilisateurs ont accepté de désactiver leur ad-blocker. «Bloquer totalement l’accès au contenu n’est pas forcément la bonne démarche. Il existe des méthodes plus douces, comme de donner accès à une partie. Les éditeurs doivent aussi dire qu’ils ont entendu le message. L'ad-blocking se développe en réaction à la dégradation des conditions de lecture. Le problème, c’est que les formats intrusifs sont aussi les plus rémunérateurs. Mais pour restaurer la confiance, les éditeurs doivent s’engager sur le confort de lecture», insiste Emmanuel Parody, du Geste.

«Pour une publicité durable»

Editeurs, mais aussi régies, agences médias et annonceurs s’accordent à dire qu’il est temps de prendre des engagements en matière de formats publicitaires. Fini le sapin de Noël, place à l’intégration publicitaire. Car pour justifier l’ad-blocker, les utilisateurs invoquent en premier lieu le confort de navigation. C’est pourquoi le Syndicat des régies internet (SRI) prépare pour «les semaines à venir» un enrichissement de sa charte, en précisant les formats autorisés et les bonnes pratiques à respecter.

«Les gens ne sont pas plus publiphobe dans le digital qu’ailleurs, mais il est temps de supprimer un certain nombre de mauvaises pratiques pour réenchanter les internautes avec la publicité. Ce travail est un préalable à toute reconstruction», assure Sophie Poncin, directrice d’Orange Advertising et présidente du SRI. Le Geste réfléchit aussi à une charte dont l’objectif serait de «recréer de la confiance avec les lecteurs».

«On doit travailler sur la créativité et la notion d’engagement», estime Raphaël Grandemange, directeur général France de Starcom Mediavest Group et président de la commission digitale de l’Udecam. Son agence a sorti récemment une offre, Content Adscale, qui consiste à intégrer dans les offres display des publicités directement en rapport avec le thème abordé sur la page web du média.

C’est dans cette optique que la régie Teads, spécialisée dans le format vidéo in-stream, a lancé son «manifeste pour une publicité durable». Parmi les dix propositions formulées, l’interdiction des interstitiels et des pop-up ou la possibilité pour l’utilisateur de mieux contrôler le son des vidéos publicitaires. «La publicité digitale est encadrée par des règles qui datent de 2006, complétées en 2009, comme la bonne visibilité de la croix pour fermer… Le problème, c’est qu’elles ne sont pas respectées par tout le monde», assure Claudie Volant-Rivet, directrice marketing et innovation de l’Union des annonceurs (UDA). Encore faudrait-il un gendarme pour vérifier leur application.

Autre stratégie pour contourner le phénomène du blocage, le native advertising. Les contenus sont alors hébergés dans le CMS du média et non sur un ad-server, et donc à l’abri des ad-blockers, d’où un intérêt croissant des éditeurs.

«Chez 20 Minutes, 30% de notre audience est concernée, et ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. A nous de créer les conditions optimales pour ne pas être bloqués, comme des formats de plus en plus intégrés ou des contenus pour les marques», souligne Renaud Grand-Clément, directeur général adjoint de 20 Minutes, dont 40% des revenus numériques provient déjà de ce type de publicités.

Pas de réglementation

Reste que le native advertising ne résout pas tout. «Cela nous limite en termes de récupération de données», regrette Raphaël Grandemange, de l’Udecam. Et l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP) de mettre en garde: «L’évitement de ces bloqueurs de publicité ne doit pas faire oublier aux professionnels les principes déontologiques fondamentaux d’identification de la publicité et de l’annonceur.» A terme, c’est bien le mélange des genres qui pourraient poser problème aux internautes.

L’ARPP privilégie une autorégulation du secteur, c’est pourquoi elle vient de lancer un module de formation sur l’éthique dans la publicité digitale pour aider la profession et préserver l’image de la publicité. «Le culte de la performance des campagnes web amènent à des dérives invraisemblables», témoigne un expert.

Du côté des agences médias, le sujet des bloqueurs de publicité est l’«un des quatre grands chantiers à l’heure actuelle, car le problème de l’ad-blocking remet totalement en cause l’efficacité du digital», pointe Raphaël Grandemange. Suite à l’exemple allemand, où 61% des pubs vidéos en pré-roll seraient bloquées, selon Teads, c’est même un procès contre les solutions d’ad-blocking qui pourrait voir le jour. «Une action sur le terrain juridique est imminente depuis un an», rappelle Emmanuel Parody, du Geste. L’issue des deux actions déjà intentées en Allemagne ne présage rien de l’issue d’une poursuite en France: la société Eyeo, éditrice du logiciel Adblock Plus, a été relaxée à chaque fois.

L’ensemble du marché a en tout cas bien compris que le sujet ne relèverait pas des pouvoirs publics. «Interdire les ad-blockers me paraît très délicat: il y a une technologie qui consiste à bloquer les ad-blockers. Je ne suis pas tellement favorable à une réglementation intrusive sur le sujet», a indiqué à Stratégies Axelle Lemaire, secrétaire d’Etat chargée du numérique (lire Stratégies n°1829). Pour elle, les médias ont une part de responsabilité dans le développement des ad-blockers: «C’est un autre symptôme du manque de confiance des utilisateurs dans certaines pratiques: en abusant du suivi et de la publicité intrusive, on a favorisé les comportements de rejet en bloc du modèle et on nuit, in fine, à la croissance du secteur.»

Touché ici au cœur de son écosystème, le secteur ne devrait plus se contenter des premiers secours. «Il faut sans doute entamer une vraie réflexion, plus large, pour redéfinir l’intérêt et la forme du “paid media”», estime Raphaël Grandemange. Car derrière la question d’ad-blocking, c’est peut-être tout le paradigme du web qu’il faut repenser. Mais une génération biberonnée au gratuit peut-elle seulement changer son mode de fonctionnement? «Aujourd’hui, la question n’est pas seulement de chercher à récupérer les 200 millions d’utilisateurs d’ad-blockers. Il faut aussi éviter d’en avoir 200 millions supplémentaires», prévient Stéphane Hauser, de l'IAB France.

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.