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Les médias anglo-saxons exhortent de plus en plus leurs journalistes à alimenter leurs comptes Twitter, pourvoyeurs d'audience pour les sites d'information. Nouvelle pratique professionnelle ou «fast journalism» toxique?

Richard Ellis ne s'est pas embarrassé de précautions oratoires: «Tous les reporters doivent être sur Twitter.» Fin mars, le président exécutif du Daily Telegraph n'a pas lésiné sur les injonctions, dans son mail aux 500 journalistes du vénérable quotidien, fondé en 1855. Désormais, ce sera un tweet par heure et par journaliste, leur a, par ailleurs, annoncé sans ambages le directeur des médias sociaux. Quant aux chefs de service, il leur est désormais demandé de mettre à jour leur fil Twitter... tous les quarts d'heures.

Paradoxe: «LeDaily Telegraphvient de licencier 80 salariés... et de recruter 50 jeunes journalistes spécialistes des réseaux sociaux», rappelle Bertrand Pecquerie, directeur général du Global Editors Network. C'est qu'en Grande-Bretagne, comme aux Etats-Unis, 15 à 20% de l'audience de certains sites d'information proviennent de Twitter et Facebook, comme c'est le cas du site du FT, du Daily Mail ou du plus spécialisé Politico. «Lorsqu'on se trouve dans ce cas de figure, on a effectivement intérêt à dynamiser le trafic en incitant à poster régulièrement sur les médias sociaux. De la même manière qu'en France, on demande désormais aux journalistes de travailler sur les tags, les liens, les mots-clés afin d'être bien référencés sur Google», remarque Alice Antheaume, chroniqueuse de Médias le Mag (France 5), et directrice adjointe et responsable de la prospective à l'Ecole de journalisme de Sciences Po.

En France, l'apport des réseaux sociaux au trafic des sites d'infos est, pour l'heure, très modeste par rapport à celui de la firme de Mountain View. Modeste voire faible, selon une étude menée par AT Internet portant sur dix-neuf sites d'actualité français: Google reste largement en tête des sources de visites (40,2%), devant Facebook (3,3%) et Twitter (1,1%). Pour autant, selon Alice Antheaume, «on pressent bien que l'accès par le “social média” monte très fort, prend même le pas sur les newsletters... Cela, les journaux ne peuvent pas l'ignorer.»

Une nouvelle religion

En un an, selon Bertrand Pecquerie, les rédactions se sont faites une nouvelle religion, surtout sur le cas Twitter. «En septembre 2011, Associated Press réprimandait ses journalistes, qui avaient tweeté les détails de leur arrestation pendant Occupy Wall Street avant de les publier sur le fil de l'agence, rappelle-t-il. Mais on sent que les rédactions se saisissent de plus en plus des comptes Twitter de leurs journalistes, là où, il y a peu, ils constituaient un organe personnel pour les reporters, considéré avec circonspection par leur management.»

Et de citer un exemple édifiant, celui de Jim Roberts, ancien rédacteur en chef du New York Times. «Lorsque Jim Roberts a rejoint Reuters en tant que directeur des rédactions digitales, le débat était de savoir s'il pouvait emmener dans ses bagages ses 75 000 followers.» Si les médias s'emparent des fils Twitter de leurs journalistes, ces derniers en restent-ils propriétaires? A qui appartiennent les comptes Twitter? «Le New York Times a considéré que le départ de Roberts allait le priver d'un pourvoyeur d'audience non négligeable», explique Bertrand Pecquerie. Sur son fil Twitter, la réponse de Jim Roberts à la controverse était tranchante: «My feed is my own» («Mon fil est à moi»). «L'affaire crée un précédent, et la question devrait resurgir avec de plus en plus d'acuité, même si pour un journaliste qui compte seulement 5000 followers, le problème ne se pose pas», souligne Bertrand Pecquerie.

Avec combien de followers les jeunes diplômés des écoles de journalisme débarqueront-ils dans les rédactions ? Car, que ce soit à l'Ecole de Journalisme de Lille (ESJ), au Centre de Formation des Journalistes (CFJ) ou à l'Ecole de journalisme de Sciences Po, Twitter fait partie intégrante de l'enseignement. «Nous essayons, dès le concours d'entrée, d'évaluer l'agilité numérique des étudiants. Et lorsque, par la suite, nous les recevons pour des évaluations, le sujet Twitter est abordé à chaque fois», explique Julie Joly, directrice du CFJ. «Nos élèves ont récemment, avec la journaliste Camille Polloni, live-tweeté un procès: on leur explique ce qu'on peut faire sur Twitter ou pas», raconte Charlotte Ménégaux, responsable de l'enseignement multimédia à l'ESJ.

Serviteurs surmenés du vide

Les cours prodigués? Un subtil mélange de déontologie et de pragmatisme: «Résumer une info en 140 signes, c'est un exercice de créativité, mais aussi un outil marketing pour “vendre” un bon papier», estime Julie Joly. Ce qui est certain, c'est que désormais, comme le relate Alice Antheaume, «en conférence de rédaction, on demande aux étudiant d'arriver, certes, avec un angle, mais aussi de proposer un format et de penser à la temporalité retenue dans la parution d'une info - Twitter en fait partie.»

Nécessaire évolution de l'espèce journalistique ou «fast journalism» toxique? Gérald Bronner, professeur de sociologie à l'université Paris-Diderot et auteur de La Démocratie des crédules (Presses Universitaires de France) pose sur le phénomène un regard inquiet. «La pression concurrentielle du marché conduit au risque de sombrer dans une forme de démagogie rédactionnelle, remarque-t-il. Certains journalistes, trop sensibles au nombre de clicks ou de retweets sur leurs articles, peuvent être tentés de refaire des articles sur le même sujet, par exemple. L'offre journalistique s'indexe à la demande, avec un nivellement par le bas, doublé d'une terrible cacophonie.» Les journalistes sont-ils condamnés à devenir des "serviteurs surmenés du vide", pour reprendre l'expression de Guy Debord? Courent-ils au-dessus du précipice? «Ils ont perdu la guerre de la rapidité, pas celle de la qualité, nuance le sociologue. Sur le sujet Twitter, notamment, la profession sera  amenée à se doter d'instances de régulation.»

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