Reportage
Le groupe Radio France a vécu la plus longue grève de son histoire. Alors que direction et syndicats sont à nouveau réunis autour de la table des négociations, reportage-décryptage autour d’une crise inédite.

Le rendez-vous est fixé au Foyer E de la Maison ronde, ce 3 février, à 13h. L’invitation émane de la CGT, seul syndicat encore en grève après 63 jours de conflit. D’un pas presque las, les salariés arrivent, les uns après les autres pour l’assemblée générale. La plupart sont des femmes, quadras ou quinquas, tenues décontractées, mines chiffonnées. Tous s’assoient en tailleur dans ce vaste espace vide, au centre duquel trois responsables de la centrale syndicale se tiennent debout. Certains sortent leur sandwich. Habituelle collation depuis ce 25 novembre, où l’entreprise vit sur un rythme imprévisible. La grève prive aléatoirement les antennes de leurs émissions, en fonction des salariés grévistes du jour. Le taux qui avoisinait 25 % le premier jour s’est effondré à 0,79 %, selon la direction. Mais l’absence d’un seul technicien suffit à impacter une demi-heure de diffusion.

Poursuivre ou non la grève

« La réunion du jour est stratégique. On va avoir le compte rendu de l’entrevue avec le ministre qui a eu lieu vendredi [31 janvier] et décider de poursuivre ou non la grève », explique une salariée. La CGT est la seule organisation syndicale à soumettre ses décisions au vote des participants. Ils sont une soixantaine, curieux de savoir quoi faire après que Sibyle Veil a proposé de muer le plan de départs volontaires proposé à l’automne en rupture conventionnelle collective. Quatre syndicats, l’Unsa, le CFDT, FO et le SNJ, ont accepté de négocier dans ce cadre. Dans la foulée, et pour la première fois, Franck Riester a reçu les acteurs de ce conflit rue de Valois. Il a renouvelé sa confiance à Sibyle Veil et réaffirmé la baisse de 20 millions d’euros par an de dotation de l’État. « C’est la première fois qu’un ministre de la Culture assume cette forme d’impopularité. Les anciens PDG, de Mathieu Gallet à Jean-Marie Cavada ou Jean-Luc Hees, avaient tous dû faire machine arrière lors des conflits car leur tutelle avait fait pression après avoir reçu les syndicats. Franck Riester n’a pas plié, laissant Sibyle Veil à la manœuvre » nous décrypte un cadre dirigeant.

« Ce qui reste sur la table est inacceptable »

Lionel Thompson, journaliste de France Inter et responsable CGT, prend la parole vers 13h20. Il résume l’heure et demie d’entretien avec le ministre. Et détaille les nouvelles perspectives : 180 emplois supprimés à Paris, 100 en régions et 20 postes d’encadrement. Mais une centaine d’embauches en CDD. Au total, le solde net d’emplois sera de −190 postes à l’horizon 2022 avec la rupture conventionnelle collective (RCC), contre −223 selon le précédent plan. « Mais la RCC implique surtout de signer un accord, explique-t-il à l’assistance. Elle se construit sur des bases moins conflictuelles. Elle permet une meilleure gestion des emplois et des parcours, de recaser ceux qui ne veulent pas partir mais sont sur des emplois à supprimer. Le ministère financera en partie les départs volontaires. Mais ce qui reste sur la table est inacceptable pour nous. Nous avons demandé au ministre de s’engager pour qu’il n’y ait aucun licenciement économique pendant cinq ans après ce plan. Il a refusé ».

Un salarié prend la parole : «La maison ne supportera pas ces suppressions de postes. Comment on se bagarre alors ? Faut-il suspendre la grève comme pendant la trêve de Noël ? » enchaîne un autre. Le rapport de force a changé avec la signature des quatre syndicats, qui représentent la majorité des votes aux dernières élections de 2019, même si la CGT rassemble le plus de salariés (24,1 % des voix).

 

Les prises de paroles se succèdent, nombre de salariés sont dubitatifs, déçus par des feuilles de salaires bien trop allégées au regard des contreparties obtenues. Beaucoup ont le sentiment de ne pas avoir été entendus par la direction. Le bureau expose sa position: «Nous pensons qu’il faut suspendre le mouvement pour reprendre quand on aura emmagasiné des forces. Il faut se battre comme dans une course de fond. Mettre de l’argent de côté pour continuer ensuite, si besoin.» Un salarié demande «Engageons-nous à ce que ce soit le 64e jour de grève, si on reprend. Que l’on n’ait pas fait tout ça pour rien. Parce qu’il n’y a que les journées blanches à l’antenne qui sont entendues.» 

Pourtant, comme le constate en aparté Valeria Emanuele, membre du bureau du SNJ, les audiences de France Inter et France Culture ont progressé malgré la grève. Médiamétrie s’appuyant sur du déclaratif, cela prouve le soutien du public, selon elle. «Et comment la présidence va communiquer sur notre suspension? » s’inquiète un autre. «Ce n’est pas le problème. On a bousculé la direction et la tutelle, c’est ça qui compte. Les tensions entre grévistes et non-grévistes deviennent difficiles à vivre » souligne une salariée.

L’appel à la grève portait sur trois points : le retrait du plan de départs volontaires, touchant 299 postes, mais aussi l’opposition à la réforme des retraites et au démantèlement du service public. La suspension est soumise au vote : 25 pour, 17 contre, 29 abstentions. La grève est levée à 14h30. Jusqu’à quand ? La campagne des municipales est évoquée comme levier de pression sur la direction et les politiques. 

Sibyle Veil s’abstient de tout triomphalisme. «On a besoin aujourd’hui d’être dans un moment d’apaisement à Radio France » confie-t-elle à Stratégies. Le 20 mars, un bilan sera tiré des réunions bihebdomadaires sur la RCC. Quelle marge de manœuvre existe-il ? «Elle est mince car au fond, on discute avec l’État » rappelle Valeria Emanuele. « 33 postes ont été sauvés, c’est loin d’être suffisant » confirme Philippe Ballet de l’Unsa. Seule certitude : les parties ont à cœur de donner les moyens à Radio France d’être ce fleuron qui produit des programmes de qualité et dont l’audience ne cesse de progresser. 





La grève en chiffres

25 novembre 2019. Début du mouvement.

8. Nombre de journées de grèves intersyndicales.

4780. Nombre de salariés

60 millions d'euros. Montant des économies prévues par le plan stratégique de Sibyle Veil pour combler 20 millions d'investissements dans le numérique, 20 millions de baisse de la dotation publique et 20 millions d’augmentation des charges courantes.

1 million d'euros. Coût minimum de la grève en raison des pub non diffusées et des concerts annulés.

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