Dossier Monétisation
Pour diversifier leurs sources de revenus numériques tout en réduisant leur dépendance à la publicité, les éditeurs de presse magazine disposent d’une série de leviers comme la mise en place de paywalls, de services payants… Enquête chez les explorateurs de la monétisation digitale

Le New York Times, le Guardian ou Le Monde. En s’interrogeant sur la monétisation de la presse dans l’univers digital, c’est plutôt à des titres de quotidiens que l’on pense. Largement appuyée sur la publicité en ligne, la presse magazine n’est pourtant ni épargnée par la problématique, ni avare d’actions en la matière, à l’instar du paywall mis en place fin 2020 sur Elle.fr, « une première dans la presse féminine », assure l’éditeur CMI France (lire encadré). Si des démarches sont menées, aucun acteur n’a encore trouvé la formule gagnante, entre publicité, abonnement, brand content, vidéo, e-commerce et autres services. « La palette de solutions observées ne diffère pas en cette année de Covid vs précédemment. Il n’y a pas de solution unique et providentielle. Il s’agit de mobiliser l’ensemble des leviers pour opérer la transformation vers la monétisation digitale », dépeint Laurent Colombani, expert média et associé du cabinet de conseil en stratégie Bain & Company. La question : tandis que, sur le site d’un quotidien, le lecteur peut accepter de s’abonner pour de l’information de qualité, des enquêtes, que serait-il prêt à payer sur le site d’un magazine ? La martingale reste à trouver.

Le contexte récent a été favorable à l’accélération des réflexions autour de la monétisation. Le digital a été plébiscité en 2020 par les lecteurs soit interdits de se déplacer en kiosque, soit privés de certains points de vente, fermés. De quoi booster les audiences des sites alors que, en parallèle, la publicité sur le papier connaissait quelques difficultés. Plus récemment, le 1er avril dernier, le renforcement des règles en matière de consentement aux cookies pour les éditeurs de sites a ouvert la voie à de nouvelles pratiques de gestion de la donnée personnelle. La disparition du cookie tiers annoncée pour 2022 met plus que jamais au centre du jeu la question de la gestion de l’identité du lecteur, en lien avec l’importance des contenus pour lui donner envie de créer un login.

« Ce qui change, c’est, peut-être, moins de dogme et plus de réalité, poursuit Laurent Colombani. Par exemple, pour les paywalls, les groupes sont de plus en plus à l’aise avec des logiques de profilage, avec le fait d’offrir plus ou moins de contenus au client suivant d’où il vient [moteurs de recherche…], si on l’a déjà rencontré. On a de plus en plus de données, il y a moins de dépendance aux fournisseurs de trafic. »

« Data propriétaire »

Prisma Media, premier groupe de presse magazine en France, avec des titres comme Télé Loisirs, Femme Actuelle ou Voici, s’inscrit dans cette logique. Il a pris les changements imposés par la Cnil au 1er avril comme une opportunité pour clarifier le rôle de la publicité et du ciblage en lien avec la qualité des contenus. L’option choisie a été de demander aux internautes soit d’autoriser les cookies soit de s’abonner. « Le modèle [publicitaire] ne change pas mais la stratégie de data propriétaire est très importante », témoigne Philipp Schmidt, directeur de la transformation et directeur exécutif de la régie Prisma Media Solutions. Lorsque les personnes arrivent sur les sites du groupe, elles pouvaient, déjà auparavant, se loguer. Aujourd’hui, elles sont 3 millions à posséder un compte, qui leur ouvre droit à des services (dark mode des écrans, alertes...). Il est donc aisé de les identifier en dehors du système des cookies. « Ces personnes viennent plus souvent, elles restent plus longtemps. Et il est plus facile de leur proposer des produits et services payants », indique le dirigeant. Ainsi, le magazine Capital a lancé en septembre 2020 une newsletter payante sur les cryptomonnaies, « 21 millions ». Une première initiative, dans le cadre d’une démarche qui devrait prendre de l’ampleur. « L’idée est de varier nos sources de business digital », confie Philipp Schmidt. En parallèle, le groupe développe la vidéo, avec de la publicité. Il revendique 500 millions de vidéos vues par mois, hors visionnages sur les médias sociaux. De quoi renforcer ses inventaires.

C’est une démarche comparable que mène actuellement Paris Match (groupe Lagardère). « Nous sommes en train de construire une évolution du modèle sur de l’engagement qui mène à de la monétisation, expose Anne-Violette Revel de Lambert, directrice générale adjointe Presse et numérique de Lagardère News, pôle du groupe incluant le titre. La marque [Paris Match] fédère des communautés que l’on a à cœur de mieux structurer, connaître, segmenter. Nous nous attachons actuellement à mieux connaître nos lecteurs. »

« Pas d’homothétie »

Fin 2020, les abonnés print et web ont été réunis dans une même base de données, une newsletter quotidienne a été lancée -  mécaniquement, ses destinataires sont identifiés -, tout comme un datawall, pour des articles sélectionnés. Autant d’initiatives qui permettent d’affiner la connaissance des lecteurs tout en respectant la promesse éditoriale. Une approche qui se veut complémentaire de la publicité. Paris Match continue de miser majoritairement sur le gratuit. Il développe ses podcasts et web-séries, lesquelles sont réalisées avec des partenaires comme la Caisse d’Epargne Ile-de-France.

Un autre levier passe par les services. C’est ce qu'a mis en place Notre Temps, édité par le groupe Bayard, dont le site est entièrement libre d’accès. Le titre propose le service de La Poste « Veiller sur mes parents » et un partenariat a été noué avec l’assureur Generali, permettant aux lecteurs d’accéder à des produits à des conditions préférentielles. Ce type d'alliances constitue sa troisième source de revenus, après les abonnements et la publicité programmatique ou partenariale. « Notre recherche porte sur des formats qui fidélisent, qui rendent service, ce qui permet de monétiser les audiences, c’est pourquoi il n’y a pas d’homothétie [transformation géométrique par agrandissement ou réduction] entre le papier et le digital », synthétise le président de Bayard Presse, Pascal Ruffenach. En effet, les sites web ne sont pas conçus comme des déclinaisons des titres papier. Ils servent plutôt à promouvoir un titre qu’à partager des contenus publiés dans les titres éponymes. Les contenus jeunesse sont ainsi rassemblés au sein de l’application payante Bayam (30 000 abonnés).

Au sein du groupe Reworld Media, on mise sur une toute autre logique. « Le groupe s’est créé en rachetant des marques de presse peu digitalisées. Sur le digital, la monétisation est double : d’un côté, premium, à travers par exemple des opérations spéciales, de l’autre, programmatique. On vend des marques médias et des contacts », recontextualise Elodie Bretaudeau-Fonteilles, directrice générale de la régie Reworld MediaConnect. L’entreprise a organisé en mars un live interactif (avec chat et questions des internautes) sur Top Santé avec la marque de cosmétique Resultime, et l’influenceuse MarieLuvPink. Les internautes avaient accès à la livraison gratuite pour encourager les ventes. Une démarche similaire a été menée sur le site de Grazia - qui a stoppé son habituelle parution papier - avec L’Oréal Professionnel. Ce levier pourrait être activé sur d’autres sites et univers du groupe, qui s’appuie aussi sur des vidéos, des newsletters, du social, de l’audio, pour démultiplier ses revenus.

Elle.fr se convertit au payant

Avec 16 millions de visiteurs uniques mensuels en moyenne, le site Elle.fr a de quoi séduire les annonceurs. Basé historiquement sur un modèle publicitaire, il affiche, depuis novembre 2020, un paywall pour certains articles. « Nous nous sommes dit que la publicité allait atteindre un plafond. Il ne fallait pas en dépendre, assure Claire Léost, directrice générale de CMI France, qui édite l’hebdomadaire. Le confinement a accéléré une réflexion en cours. Ce que nous aurions pu faire en deux ans, on l’a fait en quelques mois ». Première étape du projet : la mise en place, dès avril, d’un datawall, avec demande de coordonnées pour débloquer l’accès aux contenus. Désormais, les articles proposés en payant (20 % du site) portent sur plusieurs thématiques : actualité, décoration, vie intime… Sur ce point, pas de règle, si ce n’est le fait de privilégier ceux à valeur ajoutée pour donner envie de s’abonner. Le paywall est adapté à chaque utilisateur en fonction de son comportement sur le site ou de sa fréquence de consommation, afin de « créer de la fidélité ». L’initiative a nécessité de bouleverser l’organisation de la rédaction, pour produire davantage d’articles, et d’opérer un changement de culture. Aujourd’hui, plus de 8 000 abonnés ont sauté le pas. L’objectif est d’atteindre 100 000 abonnés au bout de trois ans.

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