Prospective
À quoi ressembleront nos médias d'ici vingt à trente ans ? Pierre Louette, Bruno Patino, Benoît Raphaël et Alain Weill se sont prêtés à l'exercice. Réponses prospectives.

Benoît Raphaël, CEO-fondateur de Flint

 «Le chercheur américain Roy Amara a montré qu’on a tendance à surestimer la technologie à court terme et à la sous-estimer à long terme. Depuis les années 2010, l’IA opère ses changements sur l’économie de l’attention, sur l’information et la publicité, notamment sur Facebook avec ses règles pour augmenter la performance et susciter plus d’engagement y compris avec les contenus les plus extrémistes. C’est une machine incontrôlable dont les médias, les citoyens et les décideurs sont les victimes. Il faut arriver à contrer cette technologie pour en faire le meilleur. On s’imagine que l’IA n’est que déterminisme et l’on se rend compte que les algorithmes nous enferment car ils ne peuvent pas intégrer la notion d’accident – l’IA n’a par exemple pas prévu le covid. Or, dans un monde incertain, il importe d’entretenir l’incertitude. On peut remettre de l’humain dans la proposition de valeur et acculturer, éduquer les utilisateurs. Certains éditeurs publient moins et mieux et tablent sur l’abonnement. Il faut remettre au centre la notion de choix et ne pas laisser l’algorithme prendre le contrôle en nous imposant une profusion de contenus, une infobésité. Dans l’avenir, je crois à une IA circulaire qui aiderait au recyclage, à l’écriture d’articles durables. On pourrait diviser par trois la production et garder en mémoire ce qui compte, comme le réchauffement climatique, avec les dernières données du Giec ou la pollution numérique. Au Temps, en Suisse, un “robot zombie” économise du temps de travail aux journalistes. Cela éviterait les débats qui tournent à vide et permettraient de stocker les infos stables contre les infox.»

 

Alain Weill, PDG de L’Express

«Je me souviens du journal de mon lycée. On peut aujourd’hui créer son site ou sa propre newsletter et en vivre. Mais à côté de cela, il y aura toujours besoin d’une bonne information, vérifiée, avec une ligne éditoriale et une promesse de qualité. Les marques médias seront simplement plurimédias. BFM a son site avec du texte, pas seulement de l’image. Netflix expérimente sa chaîne TV. À L’Express, on pourra lancer une radio délinéarisée à partir des podcasts et même une chaîne, L’Express TV, à partir d’une sélection de programmes. L’offre sera écrite, vidéo et sonore. L’évolution technologique fera évoluer les médias, avec de la reconnaissance vocale et de la traduction automatique qui permettra à des Français de suivre en direct des chaînes américaines. Il est difficile d’imaginer ce que seront les médias dans vingt ans mais je sais que des marques historiques auront réussi leur transformation. D’autres pas. La presse quotidienne locale n’a-t-elle pas disparu aux États-Unis ? Et France Soir, ce grand quotidien des années 1960 ? Beaucoup vont encore disparaître. Personne en France n’a son ticket définitif pour le futur. Les exemples du New York Times et du Washington Post montrent pourtant qu’il est possible pour la presse de se transformer. Au Financial Times, 30% des équipes se consacrent à la technologie et au marketing. Et, bien sûr, il y aura aussi des nouveaux entrants. On en connaît déjà : Politico, en passe d’être racheté 1 milliard de dollars par Springer, Axios, The Athletic… Certains seront peut-être plus gros que les marques historiques.»

 

Bruno Patino, président d'Arte

 «D’ici vingt ou trente ans, la notion de chaîne sera sans doute remise en cause. Les cases horaires de diffusion ne voudront plus dire grand-chose. Il y aura des écrans encore plus spectaculaires, sans fil et connectés. D’ici dix ans, nous verrons le résultat de la bataille de l’accessibilité en constatant la présence de marques de distribution et de marques de production. Je n’ai que des doutes mais j’ai malgré tout une certitude : les frontières entre le linéaire et le non linéaire ne seront plus pertinentes. On a une diffusion synchrone, pour les grands événements sportifs par exemple, mais aussi asynchrone, car je veux regarder le programme que je souhaite quand et où je veux, et même semi-synchrone quand un groupe d’amis est réuni sur un canapé pour une émission, un débat ou un spectacle. On peut assister à la naissance de monstres avec des oligopoles de la distribution ou bien à la recréation de studios hollywoodiens qui contrôlent tout, des écoles d’acteurs à la production. Mais une intégration totalement verticale et horizontale n’est jamais durable. Je fais le pari d’un paysage audiovisuel beaucoup plus diversifié car il y a toujours, entre ces deux intégrations, un état intermédiaire avec des acteurs qui viennent disrupter le système. La beauté de nos métiers, c’est que l’artistique, la surprise, le talent viennent toujours de là où on ne les attend pas. Y compris dans un paysage dessiné comme un jardin à la française !»

 

Pierre Louette, PDG du groupe Les Echos-Le Parisien

«Dans ce monde de plus en plus technologique, complexe, changeant, chaotique, ma conviction d’un avenir pérenne vaut pour les médias de qualité et de référence. En ces temps propices à la confusion et à la tension, il ne s’agit rien de moins que défendre notre vie en démocratie, fut-elle numérique. Demain, les modèles les plus vertueux seront ceux qui parviendront à concilier l’économie du décryptage (éclairer, donner du sens, mettre en perspective) et l’économie de la relation (créer du lien social, permettre aux audiences de sortir de leur rôle de consommateurs pour se réapproprier celui de citoyens). La période récente nous encourage dans ce sens : nous répondons au besoin croissant d’une information de qualité, y compris sur le numérique, nous réussissons à le transformer en lecteurs et en abonnés. Comme ces derniers mois, le futur verra aussi la coexistence des grandes plateformes et des médias de qualité. Car nous allons reconnaître, peu à peu, la supériorité du contexte sur la puissance pure. Être vu, oui, mais en quelle compagnie ? Enfin, je crois aux vertus de la constance, comme l’exprime si bien cette formule de Sénèque : “Il n’y a pas de vent favorable pour celui qui n’a pas de cap.” Au groupe Les Echos – Le Parisien, cela tient en trois idées fortes et immuables : une rédaction, une relation, une réaction. Pour ne jamais transiger avec ce qui construit l’avenir de nos médias : la qualité des contenus, de l’expérience proposée par nos marques et de la conversation avec nos publics.»

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