Chronique exécutif 2022
A l'occasion de l'élection présidentielle de 2022, Ronan Le Goff, directeur associé de La Netscouade, décrypte pour Stratégies la campagne numérique des candidats. Voici l'épisode 3, consacré au rôle que pourraient bien jouer les bases de données dans ce scrutin.

«J’ai la même plateforme internet que Bernie Sanders.» En 2016, Jean-Luc Mélenchon a l’œil qui frétille au 20h de TF1, en annonçant sa candidature à la présidentielle. Les logiciels de stratégie électorale, labourant de la donnée pour faciliter les actions militantes, connaissent alors leur apogée, vantés jusque sur les plateaux télé. Jean-Luc Mélenchon, Emmanuel Macron et François Fillon utilisent Nation Builder, la plateforme américaine «tout en un», leur permettant d’organiser leurs communautés de militants et de gérer leurs bases de données. Après avoir fait ses armes lors de la campagne victorieuse de François Hollande en 2012, le trio français LMP (Liegey, Muller, Pons) façonne de son côté la «Grande Marche» du futur président en 2016, une immense opération de porte-à-porte, biberonnée à la donnée.

Cinq ans plus tard, les candidats se font plus discrets sur les logiciels utilisés. Tout juste a-t-on remarqué que les sites d’Éric Zemmour et d’Anne Hidalgo sont hébergés par Nation Builder. Pour le reste, rien n’a filtré sur les outils utilisés par les équipes de campagne. «Les dangers du numérique et les enjeux autour de la protection des données personnelles sont entrés dans les débats. Désormais, les logiciels de stratégie électorale font partie de la boîte noire des campagnes», analyse dans Le JDD la chercheuse Anaïs Theviot.

Le scandale Cambridge Analytica est passé par là et les références à la mythique «campagne 2.0» d’Obama en 2008 se sont largement estompées. Pour autant, ces logiciels gardent une importance majeure dans l’arrière-cuisine des candidats à la présidentielle et encore davantage aux législatives. Leur rôle pourrait être d’autant plus central dans une campagne perturbée par le retour des contraintes sanitaires. A défaut de grands meetings, les budgets événementiels pourraient migrer vers la production de contenus numériques et l’utilisation de logiciels de campagnes marketing.

Créer de la donnée sur le terrain

En d’autres temps, il fallait faire du porte-à-porte pour savoir quelles portes étaient stratégiques. Aujourd’hui, les logiciels permettent de désigner précisément ces portes, faisant gagner en temps et en efficacité, dans un contexte budgétaire souvent restreint. La start-up française Qomon mouline quatre types de données : des sources en open-data (résultats électoraux, données socio-économiques et démographiques…), des indicateurs maison (évolution d’un territoire au cours du temps, dynamique en termes d’abstention…), des données récoltées par l’équipe du candidat (formulaires internet, liste des donateurs…) et des données logistiques (à quelle heure est-il le plus opportun de frapper à une porte ?). Tous ces indicateurs nourrissent des cartes extrêmement détaillées, apportant aux candidats des clés de lecture de leur électorat.

Pour nourrir ces algorithmes, il faut aussi pouvoir créer de la donnée sur le terrain. «La première chose qu'on apporte, c'est de transformer des contacts en données, explique Florent Barre, co-fondateur de Qomon. Dans beaucoup de cas, les campagnes pourraient générer de la data, mais laissent passer l’occasion. Les militants rencontrent un citoyen qui leur dit «j'aimerais bien recevoir le programme», ils le notent sur un bout de papier et n’en font finalement rien. L’enjeu est de transformer les conversations en relations à long terme.»

Pour quels gains ? La start-up française Hatis assure pouvoir faire gagner entre 1% et 5% à un candidat. LMP estimait avoir récolté 300 000 voix supplémentaires à François Hollande sur chacun des deux tours en 2012. Des chiffres difficilement vérifiables, mais une chose est certaine : il ne faut pas surestimer l’impact du big data sur notre processus électoral. La question du ciblage géographique est moins déterminante en France qu’aux Etats-Unis, où le destin d’une élection nationale peut basculer en frappant aux bonnes portes dans un obscur comté d’un swing state.

Des logiciels très contrôlés

Joël Gombin, co-fondateur de Datactivist, met en garde contre cette image fantasmée d’une machinerie obscure et toute-puissante : «nous sommes tous un peu nourris par l'imaginaire américain, où les logiciels sont véritablement big data, pouvant agréger des milliers de variables par individu provenant de sources très diverses. Cela n'existe pas en France. Il est interdit de vendre des données personnelles sur les individus sans leur consentement.» Jacques Priol, fondateur de Civiteo et président de l'Observatoire Data Publica, abonde : «avec le RGPD, on ne fait pas la même chose que sans le RGPD et c'est sans doute mieux ainsi. Nos concitoyens n'accepteraient pas d'être ciblés de façon personnelle, systématique, massive, comme cela peut être le cas aux Etats-Unis. Cela produirait des effets contre-productifs d'un point de vue électoral.»

La Cnil veille au grain et contrôle rigoureusement les logiciels de stratégie électorale. Lors de la campagne 2017, rattrapée par la patrouille, Nation Builder avait dû désactiver une fonction permettant d’enrichir les bases de données avec des informations personnelles provenant des réseaux sociaux. Cette année, les équipes numériques d’Éric Zemmour ont fait preuve de légèreté en créant plusieurs sondages («Signez pour la suppression du permis à points», «Je soutiens Eric Zemmour #stopcensure»…), dont les signataires étaient automatiquement inscrits, sans leur consentement, à la newsletter des Amis de Zemmour.

Cette certaine forme d’amateurisme (volontaire ?) tranche avec le souci du détail des équipes numériques des grands partis. Selon Jacques Priol, le tournant de la professionnalisation se situe en 2017 : «l’organisation digitale de la campagne, qui était souvent l'apanage d'un militant geek un peu isolé, est devenu un thème stratégique majeur discuté au sein des directions de campagne.» La nomination récente du directeur des services et produits d’Orange, Christian Bombrun, au poste de responsable de la campagne numérique à la République en Marche, vient confirmer cette évolution. Alors que leur ancrage territorial reste perfectible, les députés LREM trouveront, peut-être, avec l’analyse data un outil précieux pour assurer leur réélection. Les contenus sur les réseaux sociaux sont la face la plus visible de la campagne numérique, mais ne constituent peut-être pas son aspect le plus essentiel.

 

Lire les épisodes précédents :

- Episode 1 : Sur le web, la campagne pour 2022 est déjà bien lancée

- Episode 2 : Les initiatives citoyennes aux avant-postes pour réparer la démocratie

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