Coups d’État en Afrique, conflit Israël-Hamas, désinformation, développements éditoriaux africains, relations avec le pouvoir… Marie-Christine Saragosse, PDG de France Médias Monde (France 24, RFI, MCD), livre ses vérités et appelle à sortir de la « logique surplombante Nord-Sud ».

Dans un contexte de manifestations propalestiniennes en Tunisie, en Algérie ou en Afrique du Sud, craignez-vous que se creuse l’antagonisme Nord-Sud avec la guerre Israël-Hamas ? Un écrivain marocain, Fouad Laroui, a appelé dans Jeune Afrique à avoir une « pensée complexe » sur cette question…

Marie-Christine Saragosse. Notre rôle est d’abord d’être des médias, et non des politiques, des diplomates ou des militaires, et de faire un travail de journaliste. Cela demande du recul, de ne pas être insensible aux émotions mais de les mettre à distance, de vérifier les faits, de donner différents points de vue, d’aller choisir les bons experts. C’est ce qu’on essaye de faire. Notre enjeu, c’est l’équilibre. Je n’ose parler d’impartialité car il est possible que chacun d’entre nous soit simplement un être humain, avec son histoire ou son appartenance culturelle, et qu’il soit difficile d’être totalement impartial. En tout cas, ce qu’il faut, c’est que quand on fait la somme d’une journée, il y ait un équilibre. Et qu’on n’exclue personne tout en veillant à la qualité de certains points de vue que les réseaux sociaux encouragent par leurs algorithmes et qui gomment toute nuance. Pour paraphraser Verlaine, je dirais « de la nuance avant toute chose ». Je salue le travail de nos journalistes qui sont parfois impliqués affectivement, familialement ou culturellement et qui font, parfois, ce travail de penser contre eux-mêmes pour délivrer une information vérifiée, factuelle et équilibrée.

Il faut s’abstraire de toute émotion s’agissant de ce conflit ?

On ne peut pas être sans émotion par rapport à des morts d’enfants quelle que soit leur origine. RFI s’est délocalisée à Jérusalem, elle a fait parler des Israéliens comme des Palestiniens pendant trois heures d’émission spéciale animée par Nathalie Amar. L’émotion était là, car chaque mot pèse une tonne dans ces circonstances, mais il y avait plein d’humanité et de rigueur. C’est la plus belle ligne éditoriale dans un tel conflit.

Avez-vous donné des consignes, comme l’AFP qui a demandé à ses journalistes de ne pas s’exprimer sur cette question sur les réseaux sociaux tellement elle est abrasive ?

Nous n’avons pas fait quelque chose de spécifique. Nous avons déjà créé une commission de déontologie qui réunit les sociétés de journalistes, les patrons de chaîne, et le médiateur. Cette commission que je préside – à leur demande - s’est penchée sur les comptes privés de journalistes sur les réseaux sociaux qui sont visés par notre charte éditoriale de 2017 et qui est complétée par un manuel de protection des journalistes. On pourrait y voir une entrave à la liberté d’expression. Mais les journalistes sont souvent agressés, et c’est un guide pour se prémunir de la haine en ligne. On a été attaqué pour antisémitisme en raison de comptes privés de France 24 en arabe. Or, dans la loi, il y a prescription des tweets et des messages au bout d’un an, et une entreprise n’a pas le droit de surveiller de manière systématique des comptes personnels. Il faut que ce soit proportionné et justifié. En conférence de rédaction, par rapport notamment à nos chaînes arabophones, les débats sur la lexicologie et le rappel de la différence entre journaliste et militant sont constants. Plus personne ne peut ignorer que des comptes privés peuvent entacher le média principal. Le conflit israélo-palestinien étant celui qui déclenche le plus de commentaires, notamment en arabe, nous avons aussi un dispositif de modération qui monte en puissance. Nous avons supprimé ces derniers jours 49 % des commentaires. Nous avons aussi une cellule psychologique pour les journalistes et ceux qui dérushent les images. Nous avons eu le tremblement de terre au Maroc, les inondations en Libye et ce conflit monstrueux qui a atteint le 7 octobre le summum de l’horreur.

L’Égypte a annoncé le lancement d’une chaîne d’info continue, Al Qahera, soutenue par les renseignements généraux égyptiens. Est-ce une nouvelle concurrence pour France 24 en arabe ?

Au vu du nombre de chaînes d’info nationales qui existent en anglais, en espagnol, en arabe et même en français, nous avons de la concurrence, mais nous sommes probablement seuls sur notre ligne éditoriale.

Le rêve d’une chaîne d’informations internationale relativement neutre et impartiale, comme CNN à son lancement, est-il définitivement derrière nous ? Chaque média est-il renvoyé à son système de valeurs ?

Oui, on se demande même si les faits ont encore un intérêt. Sur le conflit actuel, compte tenu de l’impact des réseaux sociaux, et je ne parle même pas de l’intelligence artificielle, on peut se poser la question. Les complotistes et leurs instrumentalisateurs tentent de tout relativiser, parlent de vérité alternative. Face à cette pagaille intellectuelle et morale, notre position est de resserrer les fondamentaux et les principes déontologiques de notre métier.

RFI et France 24 ont été suspendues au Mali, au Burkina Faso et au Niger. Quelles en ont été les conséquences sur vos audiences en Afrique ?

Ce n’est pas seulement la France qui est attaquée, ce sont les médias susceptibles de dire la vérité. On est sûr comme cela que personne ne viendra contrebalancer les manœuvres russes et autres turqueries. Malgré cela, nous avons un succès assez foudroyant. Nous avons lancé récemment Appels sur l’actualité de Juan Gomez (RFI) sur WhatsApp. Nous avons déjà 650 000 abonnés et on pense atteindre le million avant la fin du mois. Créée la semaine dernière sur la même plateforme, France 24 en français engrange 70 000 abonnés par jour. La quatrième fréquentation de RFI-France 24 sur YouTube vient du Mali. Le Niger monte aussi. Le frein qu’on avait en Afrique était lié au coût de la data. Or cela baisse et les pratiques évoluent. « On est sur la vibe », comme disent les geeks.

Et sur les langues africaines ?

Avec le renouvellement de notre projet « Afri’kibaaru (« informations africaines ») en mandenkan (mandingue) et fulfulde (peul) depuis Dakar, et ses prolongements en haoussa depuis Lagos, nous montons en puissance sur le numérique. Nous mettrons le paquet en allant sur WhatsApp, YouTube, TikTok… Nous sommes dans une hyperdistribution raisonnée. Nous allons dans les carrefours d’audience des jeunes où prolifère l’infox. En dehors de ce projet, nous avons par ailleurs une rédaction délocalisée en swahili, depuis Nairobi, qui arrose l’Est du Congo, en particulier le Kivu dont les enjeux sont très importants. Là aussi, nous nous renforçons sur le numérique.

Quelle est la part du numérique de France Médias Monde ?

Sur 260 millions de contacts hebdomadaires, nous en comptons encore 177 millions venant du broadcast. Le reste vient du numérique. Au-delà de l’accès, cela permet d’avoir de nouveaux formats. Nous avons, sur le seul mois d’octobre, 400 millions de vidéos et de sons vus ou en entendus. C’est un record !

Vous négociez votre contrat d’objectifs et de moyens 2024-2028. Votre trajectoire budgétaire, qui vient d’être décidée, vous donne-t-elle les moyens de vos ambitions ?

La fin de la redevance a eu pour impacts la taxe sur les salaires, comme partout, et la fin de la déductibilité de la TVA. En affichage, sur cinq ans, l’augmentation est de 14,2 %, soit 40,3 millions d’euros, alors qu’en réalité la hausse est de 11,2 %, soit 29,4 millions d’euros nets de la compensation de la fin de la déductibilité de la TVA. Cela signifie une augmentation de 2,4 % de notre budget en 2024, qui nous permet de maintenir toutes nos activités et de prendre en charge une partie de l’inflation. Nous avons aussi une dotation complémentaire de 5 millions d’euros en 2024 pour les programmes de transformation, avec des investissements à faire pour des mises à niveau, par exemple, une feuille de route sur l’IA ou un nouvel habillage pour la grille de France 24. Nos projets africains sont essentiellement dans l’aide publique au développement.

Quels sont ces projets africains ?

Il y a d’abord, avec l’Agence française de développement et notre filiale CFI, le renouvellement d’Afri'kibaaru [qui touche 130 millions de locuteurs] au volet numérique renforcé. Nous prévoyons aussi un décrochage de France 24 à Dakar, avec une rédaction délocalisée, entre nos deux journaux Afrique (21h10-22h), fin 2024 ou en 2025. Nous voudrions un programme enraciné, de proximité, qui parle aussi des jeunes entrepreneurs, des stand-uppeurs, des artistes, de la société civile ou des sportifs africains. C’est un enrichissement de notre regard sur l’Afrique. Sur le modèle d’ENTR, ce média vidéo pour les jeunes européens en huit langues qui désenclave les uns les autres, et a reçu 56 millions de visites au premier semestre, soit autant qu’en 2022, nous réfléchissons à une offre panafricaine avec des jeunes Africains, d’abord en français, puis en langues africaines. Il faut en finir avec la logique surplombante Nord-Sud. On le voit avec notre appli InfoMigrants, les jeunes qui migrent doivent avoir un lieu où ils racontent ce qu’il se passe, où l’on comprenne leur situation et où l’on puisse les aider. Là, ils sont dans le secret jusqu’à la noyade. Ce n’est pas possible !

Cela fait dix ans que les journalistes de RFI Claude Verlon et Ghislaine Dupont ont été assassinés au Mali. Vous comptez aussi vous appuyer sur l’association et la bourse qui portent leur nom…

Oui, nous remettons cette semaine la dixième bourse à Abidjan. En dix ans, cela fait 20 lauréats et 200 personnes formées, aussi bien des journalistes que des techniciens, qui font de la vidéo mobile. C’est un pré-réseau pour notre future offre africaine. Le 3 mai, 30 médias de la bande sahélienne ont lancé un appel pour la liberté de la presse au Mali et au Burkina Faso. Nous avons signé à leur côté, en soutien. Après le coup d’État au Niger, c’est devenu l’appel des 80. Le vrai clivage est entre les démocraties et les dictatures, la liberté des médias et une presse muselée. À l’occasion des dix ans, un documentaire de France 24 est intitulé Sahel, le désert de l’information. Reporters sans frontières, qui a parlé de « trou noir de l’information » dans la bande sahélienne, fait remonter la dégradation du statut des journalistes dans cette région à l’assassinat de Ghislaine et Claude.

Les coups d’État africains ont affaibli la sphère d’influence de la France en Afrique. Est-ce que cela a affaibli France Médias Monde ?

Cela nous tape, bien sûr. Avec l’interdiction de nos antennes au Mali, au Burkina Faso et au Niger, on perd 5 millions d’auditeurs et de téléspectateurs, ce qui représente un peu plus de 7 % de l’audience africaine en broadcast. Cela peut être compensé, France 24 a fait une percée en RDC. Il y a aussi un phénomène de vases communicants à travers nos audiences sur nos sites, YouTube, WhatsApp, qui va avec les usages. Mais ces censures racontent surtout notre puissance. Pourquoi ferme-t-on certaines chaînes et pas d’autres ? Ils prétendent que l’on est « radio des mille collines » [responsable du génocide au Rwanda], ou une agence de communication des djihadistes… La vérité, c’est que l’on est surpuissant en Afrique francophone. Quel média couvre 60 % des habitants et 80 % des cadres et dirigeants ? On casse des médias qui sont susceptibles de contrecarrer les juntes au pouvoir. Le Mali nous coupe sitôt après qu’on a débunké leur histoire de charnier imputé à la force Barkhane. On les a pris la main dans le sac avec Wagner et, comme on parle bambara, on comprend que les soldats maliens se plaignent de devoir creuser pour les Russes. Au Burkina Faso, on a montré de la même manière qu’il y avait des massacres de djihadistes. Il vaut mieux casser le thermomètre. On est bien sûr accusés d’être un média de propagande française alors même que la France ne nous trouve pas si sympa avec elle. Cela prouve qu’on doit faire notre boulot.

En août dernier, Emmanuel Macron a parlé de France Médias Monde comme d’un « formidable levier de rayonnement », semblant regretter que le groupe ne soit pas assez un outil de soft power et appelant à mettre au clair le rôle qu’on lui donne… Comment l’interprétez-vous ?

À quatre reprises, le président de la République a répété que nous étions indépendants. Il l’a affirmé avec, peut-être, suffisamment de regret pour que l’on voie que c’était bien vrai. C’est ce que confirment les observateurs objectifs comme le Journalism Trust Initiative qui vient de nous certifier. Malgré cela, nous sommes accusés d’être des chaînes de propagande et on essaye de nous manipuler. Être indépendant ne suffit pas à se défendre. Il faut sans doute monter en puissance dans le débunkage des attaques contre nous. Je reste attachée à notre honnêteté et à notre innocence qui font partie de notre naïveté, laquelle peut-être une arme redoutable dans un monde retors. Mais, à un certain moment, on n’est pas obligé de tendre la joue gauche. Tout le monde a bien compris que nous étions attaqués. Notre trajectoire budgétaire et les projets de l’aide publique au développement montrent que nous sommes soutenus.

Peut-on imaginer une alliance internationale à laquelle vous seriez associés pour lutter contre les fausses informations en Afrique ?

Nous avons eu une initiative sur l’Afrique avec Facebook et l’AFP qui n’a pas été maintenue. En RDC, où l’on trouve des médias d’opinions, il y aura bientôt des élections et l’inquiétude est réelle. La fake news est une arme moins chère que les armes conventionnelles et qui peut faire le même niveau de dégâts. Nous cherchons à former les gens avec CFI pour aider les Africains à s’emparer de la problématique. Nous voulons travailler avec les débunkeurs du continent, comme Africa Check. Il faudrait monter en puissance pour faire un réseau en français, en anglais et en langues africaines.

Qu’attendez-vous de votre feuille de route sur l’IA ?

Nous allons faire une cartographie des usages déjà en pratique, comme dans la traduction et le sous-titrage. Nous allons constituer aussi une cellule de pilotage IA avec un chef de projet en recrutement à la direction technique, en plus du coordinateur projets à la direction des environnements numériques et un journaliste référent. Nous aurons des référents dans toutes les directions. Nous avons élaboré un guide des bonnes pratiques, comme la transparence, la validation humaine de toute utilisation, la nécessité d’avoir un « bac à sable » avant de rendre publiques nos données via un bot. Nous aurons un plan de formations, notamment pour les rédactions, en particulier pour l’usage des prompts. Des mesures conservatoires ont été prises concernant les bots d’IA générative. Car contrairement aux moteurs de recherche, il n’y a pas de sourçage des contenus, on peut être mélangé avec des fake news de Russia Today. On ne rend pas à César ce qui est à César. Ce n’est pas qu’une question de droits, c’est aussi une affaire de réputation et de lien avec nos publics. On voudrait tenter des expérimentations avec des gens qui nous ressemblent. Et si l’IA répond à toutes les questions, quand est-ce que le lien est rompu ? L’IA a besoin de nous qui investiguons, alors asseyons-nous autour d’une table…