Stratégies Les 50
Et si les espaces n’étaient pas uniquement des endroits physiques, mais des occasions d’améliorer la vie des gens ? Bureaux, commerces, entreprises, collaborations… Exploration de ces nouvelles expériences qui pourraient inspirer notre futur.

17 mars 2020. La France se confine et les bureaux sont vides. Dans le Grand Paris, ce sont environ 54 millions de m2 de bureaux (1) qui se taisent. Et de nouveaux millions qui s’apprêtent à «sécher» –  comme on dit dans la construction – avant de trouver preneur. Cela ne concerne pas que des bureaux : commerces, hôtels, musées, gares sont également désertés. Un pépin ? Ou le point d’accélération de futures pépites ? À l’instar d’autres secteurs, c’est l’heure pour les bureaux de réussir leur transformation digitale. Bien sûr, ça bouge à petits pas depuis des décennies : un petit coup d’open space par-ci, un autre de tiers-lieu ou de coworking par là… Mais le réveil des espaces de travail a bel et bien sonné.

Le mot «immobilier» vient de immobilis, qui ne peut être mu ou remué. Faites le calcul, c’est simple : sur 365 jours et 8 760 heures par an, les bureaux sont utilisés moins de 30 % du temps, environ 2 600 heures. Dans des «people business» comme ceux de la communication, du conseil, de la tech ou des médias, jamais plus de deux tiers des effectifs sont présents en même temps, chiffres pré-covid. Cela tombe à moins de 50 % aujourd’hui avec le panachage du télétravail. Résultat : les bureaux coûtent 100 par an à l’entreprise pour une consommation de 15. Ça fait cher le gâchis, et encore plus à l’heure où la valeur de frugalité revient en force.

Hybrides et intensifiés. Alors que faire ? Selon Virginie Alonzi, directrice de la prospective de Bouygues Construction, qui vient de publier le livre blanc «Espaces hybrides et villes en transition», «l’hybridation et l’intensification sont un levier majeur pour créer des espaces à plusieurs usages. L’urbanisme doit devenir circulaire. Garage est un exemple réel très inspirant».

Garage est un nouveau type de lieu qui a ouvert sa première adresse il y a quelques mois à Lille. Un lieu hybride (parce que mêlant en un seul endroit plusieurs activités B to B to C) et intensifié (parce que 85 % des m2 ont deux, trois, ou quatre usages différents selon les heures de la journée ou des jours de la semaine). Comme un théâtre dont on change les décors en fonction des acteurs en présence, les bureaux laissent la place à des commerces quand les salariés sont partis. Les publics différents se mêlent et se succèdent, la journée, le soir, la nuit, la semaine et le week-end.

Créateur d'économies

C’est un nouveau modèle qui crée de la valeur. D’abord en permettant des économies : 27 % de réduction sur le coût des bureaux pour ceux qui y travaillent ou y vendent par rapport à un usage unique. De quoi renforcer les équipes, créer de l’emploi, investir ou améliorer les performances financières de l’entreprise. Ensuite, en amenant de nouveaux revenus, avec des résidents qui créent des projets inattendus parce qu’ils partagent l’espace et ses activités. Depuis octobre 2020, les entreprises de Garage à Lille ont produit chacune entre 220 000 et 1,20 millions d’euros de revenus nouveaux parce qu’elles sont entrées dans la place. «Sans être à Garage, nous n’aurions pas développé avec Vegskin et Loïc Debrabander un projet de recyclage qui permet de transformer les fruits qui sortent des circuits de distribution en cuir végétal», affirme Ludovic Verbrugge, leader innovation de Baudelet Environnement. Et si l’on regarde l’autre bout de la chaîne, côté investisseurs et foncières, l’intensification et l’hybridation améliorent de 20 à 25 % le rendement locatif. Toutes les parties prenantes ont un intérêt, ce qui crée un cercle vertueux.

Ces lieux augmentés créent aussi de l’impact social, en générant un emploi tous les 48 m2 de Garage. Des emplois pour que le lieu s’anime, que le magasin offre des expériences avec les marques, que le restaurant la prolonge dans l’assiette. De l’impact sociétal aussi, en prenant la relève de m2 ayant eu une première vie pour leur en donner une nouvelle. En rendant service à la Cité et aux plus de 3 000 personnes qui y viennent certains jours de la semaine. Impact environnemental enfin, en divisant par 10 le coût énergétique d’un vieux bâtiment.

Pour élargir la vision, nous avons réalisé une étude exclusive à l’occasion de ce numéro Spécial 50 de Stratégies. On y voit que près de 80% des foncières ne savent pas comment appréhender le futur de leurs actifs à long terme. Même si certaines tirent déjà leur épingle du jeu, comme Foncière Magellan qui «cherche en permanence à anticiper les transformations qui impacteront l’immobilier de demain», selon son président fondateur Steven Perron. Il va falloir mettre l’immobile en mouvement. Avec des lieux à mission ? Voilà une idée qui pourrait être incluse dans les statuts d’une SCI ou en attache à un actif immobilier. Les valeurs d’actifs ne se mesureraient plus seulement au rendement locatif, mais aussi à la fréquentation et à la consommation des lieux pour travailler, ou au nombre d’emplois créés par m2 réhabilités ou construits pour faire vivre le lieu.

Changer les modèles de rémunération

Au-delà d’être des espaces physiques, les nouveaux lieux sont aussi de nouveaux véhicules pour transporter les marques et leurs partenaires. Et s’ils obtenaient de l’aide, entendez de l’EDD (Entreprise à Durée Déterminée) ? Lors d’une collaboration, ce nouveau cadre juridique constituerait une sorte de véhicule temporaire dont la seule mission serait d’amener le projet à destination. À l’issue du partenariat, 12 à 24 mois plus tard, on célébrerait la liquidation de l’entreprise à durée déterminée. Gabriel d’Harcourt, qui dirige La Voix du Nord, en a fait l’expérience pour accélérer le projet de transformation «Nouvelles Voix» : «Le fait de travailler avec des jeunes entrepreneurs, en task force aux côtés de nos équipes, dans le cadre d’une “entreprise” de 24 mois, nous a donné un éclairage, une bouffée d’oxygène, de l’enthousiasme. On savait qu’on allait être bousculés, qu’il allait y avoir de la nouveauté, du challenge. On n’a pas été déçus.»

Il faut briser les routines, changer les habitudes. On ne voyagera plus dans des vieux véhicules aux moteurs dépassés, avec des modèles de collaboration nommés honoraires, droits ou encore timesheet. Mais dans de nouveaux modèles, hybrides, propres, à impact, qui s’intitulent résultats, co-investissement, success fees. Cela suppose d’aligner les enjeux des entreprises de communication et ceux de leurs clients, en transparence. Coller les KPI de l’agence sur le mandat donné à un dirigeant ou à son Comex. Partager les frais du voyage et parfois même se passer le volant. La fin de pas mal de blabla pour «blabla-cariser» les lieux de collaboration.

Chez .Becoming, on pratique les «shots entrepreneuriaux», des interventions de 50 à 150 jours pour aider les entreprises à se transformer. Elles ne sont plus facturées sur de simples honoraires, ce qui compte, c’est l’engagement, le résultat, et la valeur. «.Becoming intervient auprès des équipes Pimkie sur un modèle de partenariat basé sur le partage de la valeur créée par les initiatives issues du shot. Le projet, s’il est mis en œuvre, se finance donc de lui-même. L’agence réfléchit également avec nous, et d’autres de ses clients, à des formules très novatrices d’indexation des honoraires sur l’engagement des collaborateurs au projet sous la forme d’un abonnement par collaborateur engagé», témoigne Jean-Christophe Garbino, CEO de Fashion3 (marques Jules, Brice, Pimkie…). Ça pique si le contenu de la collaboration n’est pas au rendez-vous. Mais ça tient éveillé. Pareil pour le résultat : avec une dose de 50 % de rémunération en success fees, rivés sur les résultats à obtenir, les conseilleurs que nous sommes tous deviennent aussi les payeurs et investisseurs – que peu d’entre nous sont. C’est sans doute là que se trouve l’économie future de nos métiers.

La fin de l’entre-soi

Quand une entreprise réussit à associer ses équipes à des consommateurs, à des entrepreneurs, à toutes ses parties prenantes, ça dépote. Il suffit d’une chose : partager. Car vouloir faire tout seul, en secret, dans des lieux cachés, ce n’est plus la posture d’avenir. Avez-vous déjà vu des consommateurs entrer à Station F ?

Pour Barthélémy Guislain, président du conseil de gérance de l’Association Familiale Mulliez, «l’heure est venue de multiplier les partenariats et les alliances non seulement entre entreprises du même écosystème mais aussi avec l’extérieur. Par exemple, les concurrents peuvent devenir partenaires s’ils partagent le même sens. Cet enjeu n’est pas simplement un enjeu systémique ou technologique, c’est avant tout un enjeu culturel : les leaders doivent désormais aiguiser leur curiosité, développer la transparence, partager le pouvoir, et intégrer dans les entreprises des talents différents. Pas pour remplacer les femmes et les hommes en fonction mais pour augmenter les compétences nécessaires à la transformation de leur entreprise. L’ADN entrepreneurial de notre famille est un bon point d’appui pour oser la fin de l’entre-soi et développer notre esprit d’ouverture».

Devenir, plus que jamais, c’est sortir des lieux communs avec des «lieux en commun». Où nous trouverons de quoi entreprendre autrement, plus ensemble, plus vite, avec plus d’impact. Et pour encore mieux aider les marques à améliorer la vie des gens.

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