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Si le cumul des mandats a été encadré en 2014, avoir une double vie avec une casquette professionnelle dans la communication et un mandat électoral reste tout à fait possible. Illustrations.

C’est écrit noir sur blanc sur sa page LinkedIn. Frank Tapiro est candidat aux élections législatives dans la 6e circonscription des Hauts-De-Seine, à savoir les villes de Neuilly, Puteaux et Courbevoie Sud. À 56 ans, le fondateur d’Hémisphère Droit, qui a signé des slogans politiques pour mieux vendre la gauche (« Tonton, laisse pas béton » pour la campagne de Mitterrand en 1988) ou la droite (« Imaginons la France d’après » pour celle de Sarkozy en 1997), saute le pas. « J’ai aidé tous les partis, raconte-t-il dans un débit toujours très dense, mais je n’ai jamais voulu y aller. Mais le pouvoir politique a perdu du sens, le bon sens. J’étais déçu de ne pas voir passer certaines de mes idées. La politique ne doit pas être un métier, mais un engagement. Il faut y aller, en indépendant, sans étiquette. Une éthique, mais pas d’étiquette qui ne permet jamais d’être libre… », résume encore celui qui ne perd pas le sens de la formule pour cette campagne express de trois semaines. Le publicitaire a « tout mis en sommeil  » son activité le temps de la campagne. Mais il entend bien mener de front carrière professionnelle – avec Houtspa et DatakaLab – et charge politique.

Combien cumulent métier dans la communication, la presse ou la publicité et un mandat local ? Aucune information disponible du côté de l’Association des maires de France (AMF). On a bien un ou deux noms en tête, comme celui d’Henri Sannier, journaliste de France Télévisions et maire d’Eaucourt-sur-Somme ou Stéphane Bribard, ancien dircom de Presstalis qui a été adjoint au maire du 10e arrondissement de Paris. Mais aucun fichier ne précise l’activité professionnelle des titulaires du poste. Seule certitude : ces doubles profils font partie des cadres et professions libérales, qui sont de plus en plus représentés parmi les 34 993 maires élus en 2020 (21% contre 15% en 2014), selon une étude du Cevipof.

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« Ce n’est pas neutre de travailler dans un média et de s’engager dans un mandat, commente Arnaud Ngatcha, à la fois directeur des opérations spéciales auprès de la direction générale des antennes et des programmes de France Télévisions et adjoint à la maire de Paris, Anne Hidalgo, en charge des relations internationales et de la francophonie. J’ai hésité. Mais, je ne touche pas aux rédactions. C’est le seul bémol qui aurait été mis. » Le mélange des genres ? Une obsession. « Mes deux activités sont bien cloisonnées, insiste Fouzia Kamal, directrice de la communication d'Havas Paris et adjointe à la culture de la ville de Dreux. Pas de pont, pas de lien entre elles. » Le groupe Havas fait d’ailleurs signer une charte de bonne conduite pour caler en amont l'étanchéité. En 2018, journaliste au Progrès (sous pseudo) et premier adjoint au maire d’Oullins, Gilles Lavache s’était fait épingler par Médiacités Lyon sur ce point. « La richesse de nos profils s’appuie aussi sur les multiples facettes en notre possession, note Christophe Poisson, directeur associé d’Et nous, agence de communication indépendante créée en 2020, et également adjoint à la maire du 7e arrondissement de Paris, Rachida Dati, avec la culture, le sport et jeunesse en portefeuille. Mais tout doit être hermétique ; ce n’est pas forcément le cas de tout le monde. On le voit chaque jour : des gens dérivent, surtout dans la communication. »

« Tant qu’il n’y a pas d’impact négatif sur mon entreprise… note Delphine Jouenne, fondatrice d’Enderby, agence de communication corporate, et par ailleurs conseillère municipale de l’opposition à La Garenne-Colombes. Mais cette combinaison me fait gagner du temps sur l’analyse de certains enjeux locaux, et inversement, avec une approche peut-être plus fine. Je le perçois comme un plus. Et c’est le moyen de rendre à la société ce qu’elle m’a permis de construire grâce à l’ascenseur social.»

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Combien de temps ça va prendre ? Comment faut-il s’organiser ? Que va-t-il rester de la vie personnelle ? « Les sacrifices sont le lot quotidien de ceux qui s’engagent », synthétise Arnaud Ngatcha. L’emploi du temps est de plus en plus élastique. Un vrai sacerdoce. Il faut se tenir prêt à être appelé à n’importe quelle heure, pour des motifs heureux ou pas, comme l’annonce – en pleine nuit – à la famille du décès du benjamin, un crash sur la route de retour de boîte, ou pour trouver un hébergement d’urgence à un couple à la rue avec des enfants en très bas âge, ou encore pour soutenir un autre devant sa maison en feu... L’agilité organisationnelle est requise. Mettre le doigt dans l’engrenage de l’engagement politique de terrain devient vite chronophage. « Le code du travail et les autres prévoient une disposition spécifique pour les salariés qui entendent se lancer en politique, commente Maître Anne-Gaëlle Berthomé, avocate-directrice au sein du cabinet Cornet Vincent Ségurel, à la fois pour participer à une campagne électorale et pour assurer leur mandat électif, avec la possibilité de suspendre le contrat de travail, à condition d’avoir un an d’ancienneté. L’employeur ne peut s’y opposer. »

Les premiers mois du mandat s’apparentent alors souvent au programme « Rendez-vous en terre inconnue ». « Le mode d’organisation est différent, relève Fouzia Kamal. On perd tous ses repères. Le fonctionnement d’une commune répond à d’autres normes.» Il faut alors savoir articuler son job avec deux entités très prenantes : l'administration et la politique. Et comprendre les usages. Un phénomène d’acculturation qui vaut dans les grandes comme dans les petites communes.

Trois questions à Julien Fretel, professeur de science politique à l’université Paris 1

Constatez-vous un désengagement par rapport à la politique ?

Notre université dispense un master communication et politique. Il ne désemplit pas. Quand on parle de désengagement, la cause n’est pas perdue. Mais il faut distinguer l’engagement gratuit, à un petit échelon, lui en déclin, de celui plus professionnel qui ne recule pas. Nos étudiants ont pour ambition de cumuler une casquette de communicant et un mandat local, d’occuper un poste de collaborateur dans un premier temps pour embrasser ensuite un cursus honorum et devenir un professionnel de la politique.

Quelle est donc la spécificité du petit échelon ?

Les partis politiques rament pour trouver localement les bénévoles. Surtout les partis typés (comme le RN) qui exposent l’individu. Pour un kiné ou un artisan, cela devient compliqué. Mais monter une liste de 33 noms dans une commune de 15 000 électeurs, par exemple, se révèle être un exercice peu aisé, avec une queue de liste qui expose sans laisser aucune chance de gagner une délégation. L’intercommunalité met à mal ce type d’engagement.

Pourquoi l’intercommunalité a-t-elle changé la donne ?

Elle génère une concentration du pouvoir, pousse à la professionnalisation, renforce l’expertise de l’action publique, d’où des difficultés à trouver des candidats localement, de plus en plus préposés à l’action de représentation et d’inauguration. De quoi dissuader. Une baronnie émerge dans ces intercommunalités. Les petites communes sont en souffrance. D’ailleurs, beaucoup préfèrent l’intercommunalité, la région ou le département à l’échelon législatif, totalement impuissant.

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