Société
C'est le nouveau buzzword, une nouvelle forme de coolitude : être « woke » ou ne pas être. Le terme, dérivé de l'argot afro-américain, désigne l'état d'éveil aux injustices de la société au sens large. Une nouvelle forme de bien-pensance ?

Tenez-vous prêts. Il paraît que dans les mois à venir, on n’aura que ce mot à la bouche. Ringardisée, la bienveillance, mot de l’année 2018 selon Le Robert, utilisée jusqu’à l’écœurement – d’ailleurs bien souvent par des personnes en réalité tout sauf bienveillantes. 2019, paraît-il, sera l’année du « woke ». Même Le Monde, il y a quelques mois, donnait en avant-première ce sage conseil : « Ne soyez plus cool, soyez woke. » Voilà autre chose !

« Woke, c’est le nouveau buzzword, reconnaît Martin Lagache, planneur stratégique chez BETC, qui se lance dans une exégèse du terme, issu de l’argot afro-américain. C’est la chanteuse Erykah Badu qui l’a popularisé il y a une dizaine d’années, avec sa chanson “Master Teacher (I stay woke)”, puis en 2012, en utilisant la phrase “Stay woke” dans un message public de soutien aux Pussy Riot [groupe de rock féministe russe dissident]. » Woke, comme « éveillé », un terme repris à l’envi pendant le mouvement #Blacklivesmatter en 2013. Le terme s’est déployé et désigne aujourd’hui le fait d’être conscient de toutes les formes d’inégalités, du racisme au sexisme en passant par les préoccupations environnementales. En somme, résume Martin Lagache, « le “woke” est le terme étendard de la bien-pensance libérale [au sens anglo-saxon] américaine de gauche. Est-ce que les Gilets jaunes sont woke ? Tout le monde peut être woke. »

Atout séduction

Le terme infuse irrésistiblement, y compris dans les replis de la vie privée. À telle enseigne qu’être « woke » peut même faire de vous un prince ou une princesse de l’amour. Il est désormais de bon ton, dans les pays anglo-saxons, de proclamer que l’on est un « woke bae », c’est-à-dire un(e) petit(e) ami(e) progressiste et averti(e) des injustices de notre triste monde. Pour certains, il ne s’agit plus de débusquer Mr Right, mais Mr Woke : une journaliste du Guardian relatait ainsi, en août dernier, sa recherche éperdue de ce nouveau spécimen hautement désirable dans un déchirant article titré « My search for Mr Woke : a dating diary. » La rédactrice confie gentiment aux lecteurs ses trucs et astuces pour draguer « woke ». À faire : prononcer des phrases comme « la pauvreté n’est pas de la faute des pauvres ». À éviter : la complainte du « on ne peut plus rien dire ». C’est noté.

Grande recycleuse devant l’éternel, la publicité ne pouvait rester immune aux charmes du « woke ». Avec la récente campagne Gillette, « We believe : The best men can be », galerie d’hommes qui expriment leur aversion du sexisme ordinaire, des violences faites aux femmes, du mansplaining, du harcèlement scolaire – en bref, de ce que la marque désigne comme « la masculinité toxique » –, n’atteindrait-on pas un sommet de « wokeité » ? Sans l’ombre d’un doute, selon Olivier et Hervé Bienaimé, directeurs de la création de 84.Paris : « Pour ce qui est du combat contre le machisme et le patriarcat, le message est ultra-positif. » Et archi-opportuniste, aussi ? « Gillette change tout à coup de braquet, après nous avoir vendu pendant des années le modèle de l’homme blanc musclé en pleine réussite sociale », soulignent les créatifs.

Plus engagé que le cool

C’est bien d’être éveillé. Mais trop le faire savoir, ne serait-ce pas suspect ? « Le cool était une attitude anti-mainstream, un peu rebelle mais farouchement individualiste, souligne Martin Lagache. Avec le “woke”, on se situe dans une posture plus engagée. Mais bien souvent, c’est plus une posture qu’autre chose. Et dans la plupart des cas, une posture paresseuse de valorisation personnelle… » Dans une tribune pour le New York Times titrée « The Problem With Wokeness », l’éditorialiste David Brooks pointe les dérives du phénomène : « Le plus grand danger de la “wokeness” extrême est qu’elle rend plus difficile de pratiquer la dextérité nécessaire à toute vie en société, c’est-à-dire la faculté à appréhender deux vérités dans le même temps. »

Marie Nossereau, directrice du planning stratégique de Publicis Sapient, affiche carrément de la défiance par rapport à tout ce qui se prétend « woke ». « Les gens qui se disent plus éveillés que les autres, ça a toujours existé. C’est assez méprisant, cela sous-entend que tous les autres dorment, sont aux mains des multinationales… Le terme “woke” m’évoque aussi le discours de l’Église de Scientologie, dont les adeptes se disent “clear” [clairs]. Selon moi, cela fait partie de la même dialectique, je n’aime pas trop ça. In fine, ça ne me paraît pas très clean. »

Un brin hypocrite

Pas clean, peut-être pas, mais hypocrite, sans doute un peu trop souvent. On revient à Gillette : « Dans les faits, la marque continue à vendre des rasoirs pour les femmes plus chers que les rasoirs pour les hommes… », grince Martin Lagache. Gillette, au passage, s'est félicitée publiquement d'avoir vu les ventes de ses rasoirs bondir après sa campagne... Les frères Bienaimé de l’agence 84.Paris rappellent quant à eux « le film “The Talk” de Procter & Gamble qui a raflé des tonnes de prix, pour une marque qui n’a pas vraiment été “woke” pendant des décennies. Une conscience éveillée, OK, si les produits suivent. »

Et si, malgré tout, l’éveil n’en était qu’à ses prémices ? La sociologue Irène Pereira et l’historienne Laurence De Cock ont publié en janvier un ouvrage, Les pédagogies critiques (Éd. Agone contre-feux), qui prône une éducation inspirée des travaux du pédagogue brésilien Paulo Freire et du pédagogue français Célestin Freinet. Il s’agirait non pas de préparer les élèves à devenir des bêtes à concours ou de futurs soldats des entreprises, mais plutôt de leur enseigner les rapports de domination qui régissent le monde pour mieux les réduire à néant. Pour une future génération woke ?



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