Édition
Dans une étude intitulée « L’esprit du temps à travers 107 livres », l'observatoire Motamorphoz s’est penché sur les romans sélectionnés par les dix prix littéraires les plus influents. La rentrée de septembre se singularise par une tonalité de souffrance existentielle sur le fond, et un marketing agressif des éditeurs sur la forme.

La littérature, disait Fernando Pessoa, est la preuve que la vie ne suffit pas. La vie comme elle va, souvent terne et étriquée, joue l’accélératrice d’écriture. Mais une vie ne suffirait pas, non plus, pour absorber la toujours luxuriante production littéraire. Même à raison d’un livre par jour, il serait impossible de lire tous les romans de la rentrée de septembre, au nombre de 524. 

Des chiffres et des lettres : selon une étude Ipsos, 90% des Français se disent lecteurs, 93% des femmes se disent lectrices. Les romans représentent 70% des ventes de livres. « À chaque rentrée littéraire, on voit émerger des auteurs, consacrés “voix de leur génération”, dont les fictions comportent une forme de contemporanéité », remarque Catherine Malaval, présidente de Néotopics, agence conseil en stratégie corporate et maison d’écriture. Celle-ci a mené, au sein de l’observatoire Motamorphoz, une étude sur la rentrée littéraire de septembre, intitulée « L’esprit du temps à travers 107 livres », étude sémiologique et statistique des titres, images et quatrièmes de couverture de romans sélectionnés par les dix prix littéraires les plus prescripteurs. On analyse ici les livres les plus médiatisés : entre 40 000 et 400 000 ventes selon les prix.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. L’ouvrage de Jean-Paul Dubois, prix Goncourt, remporte également la palme du titre le plus long. « Les titres courts sont de rigueur : 23% des titres sont composés de seulement deux mots (Amer Noir, Rouge Impératrice), voire d’un seul, pour 14,9% d’entre eux (Eden, Sœur, Loin). Seuls quelques romans s’autorisent à dépasser cinq mots », note Catherine Malaval.

Un écrit qui vient de l'intérieur

Fuis-moi, je te suis, suis-moi, je te fuis, je t’aime, je te quitte, je pleure ton absence, mais pourquoi es-tu parti(e) ? Ces immémoriales – et si banales –complaintes restent des valeurs sûres. « On retrouve fortement la quête amoureuse, thème classique de la littérature : l'éveil du désir chez les adolescents, notamment, revient à plusieurs reprises : dans Jour de courage de Brigitte Giraud, avec l'éveil du désir homosexuel, dans Amer noir, d'Eric Tchijakoff, le récit d'une quête amoureuse, ou encore dans Eden de Monica Sabolo, qui met en scène Lucy, objet de désir contre son gré », souligne Catherine Malaval. Si le cœur est bien présent, la chair n’est pas absente. « Dans des ouvrages comme L’odeur de chlore d’Irma Pelatan, le corps est pris comme unité de mesure. Le mot corps revient d’ailleurs 15 fois dans le corpus », relève Catherine Malaval.
La peau est-elle, comme l’estimait Paul Valéry, ce qu’il y a de plus profond chez l’homme ? En tout état de cause, les vrais enjeux restent intérieurs. « Recherche de filiation, désir de partir, envie de fuir, mal-être… On retrouve les tiraillements de l’époque dans la sélection de l’année. Notamment la nécessité impérieuse de repenser la relation à l’autre, comme dans le livre Civilizations de Laurent Binet, dystopie dans laquelle l’auteur imagine l'échec de l'expédition de Christophe Colomb et la conquête de l'Europe par les Incas, assez emblématique de la tonalité générale de cette année. » Un blues souterrain, une gueule de bois existentielle qui n’est pas sans rappeler, selon Catherine Malaval, « la problématique de raison d’être des entreprises ». C’est presque du Houellebecq : « au-delà de ces sujets assez classiques, ces problèmes rencontrés à une micro-échelle sont les mêmes que ceux rencontrés par les entreprises. Chacun cherche sa raison d’être »

La grosse cavalerie en quatrième de couv

Que d’atermoiements ! Mais sur le fond, uniquement. Sur la forme – l’objet livre –, on barguigne moins. En quatrième de couverture, les éditeurs adoptent une démarche beaucoup moins neurasthénique. La tendance serait plutôt à la grosse cavalerie. « Autrefois, la “quatrième de couv” était un exercice assez complexe : dévoiler mais pas trop, imiter le style de l’auteur mais pas trop… Certains, comme Olivier Rolin, écrivent d’ailleurs eux-mêmes leur quatrième de couv. » Aujourd'hui, les stratégies éditoriales se font plus agressives. « La littérature est un produit culturel, mais là, on en parle comme d’un yaourt », explique Catherine Malaval. Et pour ce faire, on a la main lourde sur les superlatifs : « brillant », « surprenant » (La Vraie Vie de Vinteuil), « inventif », « inattendu » (François Rissin), « subtil » (Je m’enneige), « exaltant » (Loin), « à couper le souffle » (Cent millions d'années et un jour), « très remarqué » (Le Cœur battant du monde), « Sur les chapeaux de roue » (Les Minets)… Se paierait-on de mots ? « Les éditeurs n’y vont pas avec le dos de la cuiller… L’éditeur qui déclare “Achetez ce livre, c’est le meilleur”, cela ne se faisait pas vraiment avant ».

54% des textes présentent une forme hybride : un résumé et un édito promotionnel, un extrait et un résumé, un extrait et un édito promotionnel et parfois même les trois ensemble. Autre technique émergente : « les résumés, qui s’ils résument, participent surtout à la construction du suspense », à la manière des « cliffhangers » des séries. Par ailleurs 33,6% des résumés offrent au lecteur une question à laquelle le roman doit répondre : « L'amour sera-t-il toujours une issue, un ancrage ? » (Awa), « Comment grandir avec cette laideur ? » (Je suis né laid). « Le “À quelles conditions ce qui a été aurait-il pu ne pas être ?” (Civilizations) m’a fait la journée ! », s’amuse Catherine Malaval.

La question qui n’est guère posée, au sein de cette rentrée littéraire, c’est celle de l’écologie ou de sauvegarde de planète, « une absence dont on s'étonne au vu de la place que cette problématique occupe dans le débat public et de l'anxiété qu'elle génère… », s’interroge Catherine Malaval. Difficulté à se colleter avec le sujet ? Souci de se singulariser ? « Un milieu élégant est celui où l'opinion de chacun est faite de l'opinion des autres, décrivait Marcel Proust, fin connaisseur de l’édition. Est-elle faite du contre-pied de l'opinion des autres ? C'est un milieu littéraire. »



Chiffres-clés

76% des histoires sélectionnées dans les prix littéraires prennent place dans le présent et 20% dans le passé.

41,5% des histoires se passent en France et 6,5% spécifiquement à Paris.

25% des personnages n'ont pas de nom.

19% des auteurs parlent d'Histoire.

7,4% des personnages sont des écrivains, 6,5% font partie d'un milieu artistiques, 6,5% sont journalistes.

41% sont des récits de vie.

60% des romans sont écrits par des hommes et 40% par des femmes.

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