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Mutations du Covid-19, couvre-feu… La crise sanitaire a dopé le doomscrolling, phénomène consistant à scroller à l’infini sur des faits d’actualité négatifs. Co-fondatrice du studio de newsletters Courriel et co-auteure de Les Possédés sous-titré «Comment la nouvelle oligarchie de la tech a pris le contrôle de nos vies», Lauren Boudard explique de quoi cette frénésie est le résultat et comment s’en délester. Du moins, essayer.

Dans l’ouvrage, vous pointez du doigt la troublante dépendance au scroll. Mais qu’est-ce que le «doomscrolling» ? 

L’action du scroll consiste à faire défiler des informations sur son écran. À partir des années 2000 est né le scroll infini, c’est-à-dire la possibilité de faire défiler du contenu indéfiniment sur des sites qui, avant, comportaient une finitude. Le doomscrolling – contraction de «doom» qui renvoie à la malédiction, la ruine et de «scroll» – consiste donc à ingérer en boucle des informations exclusivement négatives. Aza Raskin, le géniteur du scroll infini, compare son invention à un verre de vin qui se remplirait sans cesse par le fond. Vous avez le nez collé à votre smartphone pour passer en revue des informations déprimantes ? Le tout à 1h du matin dans votre lit ? Dans ce cas, nous pouvons vous qualifier de doomscroller. En 2018, le terme est cité dans un tweet [et serait apparu pour la première fois sur Twitter selon le magazine américain libertarien Fast Company], ce qui était assez antinomique et visionnaire à l’époque. Ce dernier est revenu sur le devant de la scène en 2020 en raison notamment de la crise sanitaire liée au Covid-19. Nous avons été nombreux pendant le premier confinement à ne pas avoir réussi à gérer notre consommation d'information, parce que nous étions dans une situation où chaque flash info pouvait avoir un effet direct sur nos vies.

 

La crise sanitaire a donc eu un effet collatéral…

Oui. En réalité, nous sommes au carrefour de deux phénomènes. D’une part, la prépondérance des réseaux sociaux dans nos modes de consommation de l’information [34% s’informent de l'actualité nationale ou internationale via Internet (1), selon le baromètre Kantar-la Croix 2021] et d’autre part, il y a un phénomène plus contextuel. Nous avons passé une année 2020 compliquée et stressante en raison notamment du Covid-19. Or, dans une situation d’urgence ou critique, nous avons tendance à développer une forme d’addiction aux informations. La professeure en psychologie clinique américaine, Mary McNaughton-Cassill, explique que nous sommes par nature, prédisposés à être plus attentifs aux informations négatives et à donner plus d’importance à ce qui peut être dangereux pour nous. Mécaniquement, la crise n’a fait qu’exacerber cet instinct. Un peu comme lorsque nous passons devant un accident de la route et que nous ne pouvons nous empêcher de regarder. 

 

Dans l’ouvrage, vous reprenez de manière caustique la phrase de Benjamin Blasco, co-fondateur de l’application Petit Bambou, qui considère que «le problème n’est pas la technologie, mais comment on s’en sert.» À qui la faute donc ?

Effectivement, nous avons une part de libre-arbitre dans ce vortex de l’information désastreuse, mais je trouve que cette approche est un peu fallacieuse. Elle sous-entend que l’utilisateur a un contrôle total sur les outils qu’il utilise. Or, le nerf de la guerre, ce ne sont pas nos comportements individuels, mais bien le modèle économique des plateformes basé sur la publicité, donc sur l’audience. Les contenus favorisant le débat, le clash comme l’émeute du Capitole aux États-Unis par exemple, vont générer plus d'interactions. Les informations positives sont par essence moins accrocheuses et moins propices à être reprises, partagées, retweetées, etc. Et donc nécessairement, nous y serons moins exposés.



Justement quels sont les mécanismes déployés pour provoquer le désir ? 

Les dark patterns sont un ensemble d’astuces de design permettant de construire des interfaces de manière à piéger l’utilisateur. Il s’agit par exemple des parcours de désabonnement en ligne volontairement complexifiés que ce soit pour Amazon, champion en la matière, ou même pour certains éditeurs de presse. Ou encore des Conditions Générales d’Utilisation illisibles, rédigées en police 7 sans interligne, quand elles ne sont pas cochées par défaut. Le scroll infini en fait partie, car le fait qu’il n’y ait plus de finitude dans les contenus pousse l’utilisateur à rester prisonnier de ce vortex. D’un point de vue éditorial, la mise en narration de l’information et le travail de la titraille sont aussi des éléments majeurs. Des titres un peu racoleurs pullulent en ligne, de type : «Les frelons géants menacent d’envahir l’Amérique du Nord»… Forcément, on clique ! Un article de recherche sera moins propice à générer du clash et du débat, puisqu’il sera formulé de manière peut-être plus réfléchie et donc aura moins de chance de générer du clic.



Comment appliquer la méthode Marie Kondo pour s’en débarasser ? 

L’utilisateur peut mettre en place de petites techniques qui ne sont pas révolutionnaires, mais qui peuvent lui permettre de reprendre le contrôle et de s’aérer un peu l’esprit. Désactiver des notifications des réseaux sociaux ou même des sites d’actualité, cacher des applications particulièrement addictives dans des sous-dossiers pour qu’elles soient moins faciles d’accès, voire tout simplement supprimer des applications. Il y a un exemple amusant de Victor Hugo qui avait caché ses vêtements pour ne pas pouvoir sortir de chez lui quand il voulait écrire Notre-Dame de Paris. C’est le concept d’embûche ou de friction, qui peut aider à recréer un espace de liberté et à ne pas se faire constamment happer par le design addictif des plateformes. 



En mai 2020, le Comité européen de protection des données (CEPD) a reconnu que l’action du scroll n’était pas liée à un consentement tacite, à l’inverse de l'acceptation des cookies. Que pensez-vous de cette prise de décision ?

Cela semble être de bon sens que le scroll ne peut pas valoir acceptation, dans la mesure où ce n’est pas une action volontaire. L’article 4 du RGPD stipule bien que le consentement doit être «libre, spécifique, éclairé et univoque.» Donc évidemment, c’est une bonne chose ! Mais le problème est en réalité bien plus complexe que de simplement passer son écran en mode gris. C’est un peu la même rhétorique que sur le climat qui consiste à dire qu’il faut fermer le robinet quand on se brosse les dents. Selon moi, nous plaçons la responsabilité au mauvais endroit.

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