Société
C'est le nouveau signe extérieur de chic : poster fièrement son selfie, tout juste vacciné. Ces photos, on les appelle des «vaxxies», ou selfies vaccinaux. Ils s'accompagnent souvent d'un certain snobisme : plutôt Pfizer qu'AstraZeneca... Mais au-delà d'une démarche narcissique, le «vaccin porn» ne serait-il pas avant tout politique ?

Est-ce devenu plus « hype » que de pénétrer au Berghain ? Il fut un temps où l’on postait, tout faraud, des photos de sa main tamponnée par le club berlinois le plus sélectif du monde. Ou encore, au retour d’un festival – souvent celui de Cannes, que ce soit pour le cinéma ou la publicité –, son bras tintinnabulant sous le poids de multiples bracelets, précieux sésame des fêtes les plus exclusives. Bonheurs perdus, bonheurs enfuis… Les clubs les plus VIP du moment ont changé de nom : ils s’appellent Pfizer, Moderna, Janssen ou AstraZeneca. Sur les réseaux sociaux, le selfie s’est décentré : c’est un défilé de bras nus, de triceps offerts, pansés d’un sparadrap, souvent assortis d’un texte un peu crâneur. Ça y est, on l’a eue sa dose ! Vaccin porn ?

Le phénomène porte déjà un nom : le vaxxie, contraction de vaccin et de selfie, indique Sophie Noël, directrice générale de Heaven. « La tendance, et le terme afférent, sont partis des États-Unis, d’abord des soignants, puis des stars, qui entendaient inciter à la vaccination avec le hashtag #GotmyShot. Il existe même des espaces à selfie dans certains centres de vaccination ! » Un nouveau prétexte pour se faire valoir, à une époque où on ne peut plus poster de clichés de ses vacances à Formentera, ou de pâtes à la truffe de quelque restaurant couru ? « N’oublions pas que c’est la première pandémie à l’ère du social média… On peut s’attendre à être submergé de “proud selfie” vaccinaux ou des partages des fiches de vaccinations de la Sécurité sociale en France, comme c’est déjà le cas aux US. A fortiori à partir du moment où les populations plus jeunes et donc plus “social media” seront elles aussi vaccinées », prédit Jean-Baptiste Bourgeois, directeur de la stratégie chez We Are Social.

Le « vaxxie » se signale par une forme quasi immuable. La manche relevée, l’expression que l’on devine réjouie sous le masque. « Dans le format, en fait ce n'est pas anodin de parler d’Olivier Véran ou de Jean Castex, ce sont eux vraiment qui ont d’abord démocratisé le format de la “photo de l’injection”, rappelle Jean-Baptiste Bourgeois. Leurs photos ont fait la une des journaux et ont définitivement permis à tout le monde (et aux quadra) d’accepter qu’une telle photo soit partagée. » Aux États-Unis, évidemment, Joe Biden a déboutonné la chemise, mais, pays de l’entertainment oblige, ce sont les stars qui portent haut les couleurs vaccinales. C’est Selena Gomez, la chanteuse aux 223 millions d’abonnés sur les réseaux sociaux, qui a piloté, aux côtés du Prince Harry et de l’ONG Global Citizen, le Vax Live. Destiné à collecter des fonds, le concert, qui réunissait Jennifer Lopez, Ben Affleck, David Letterman ou encore Sean Penn, a récolté plus de 300 millions de dollars et 26 millions de doses de vaccin contre la Covid-19. Ou comment rendre l’injection glam…

V comme victoire

« Le “vaccin porn” a certes une dimension narcissique propre aux réseaux sociaux mais il ne faut pas minorer sa dimension symbolique : on sanctifie le fait de passer à autre chose, alors que l’épidémie n’est pas encore terminée, analyse Valentin Lefebvre, planneur stratégique chez BETC. De plus, ce sont des actes politiques, à leur échelle, avec un enjeu d’influence, alors que dans les familles on se déchire encore sur la question d’aller se faire vacciner ou pas… » Le « vaccin porn et le « vote porn », la main sur le cœur dans l’isoloir, même combat. Exemple extrême d’engagement « pro-vax » : un tweet particulièrement saisissant donnant à voir un bras affublé d’un « Vaccine Tattoo », énorme « V » en lettre gothique. « I got a vaccine tattoo. V for vaccine, V for victory over ignorance and bigotry. I wear it with pride. [Je me suis fait faire un tatouage vaccinal. V pour vaccin, V pour victoire sur l’ignorance et le sectarisme] ». « Finalement, montrer que l’on s’est fait vacciner, c’est aussi un acte citoyen, approuve Kenza Bensaïd, senior data analyst chez We Are Social. Au-delà du selfie “à la Véran” ou “à la Castex”, c’est aussi la carte de vaccination aux US, avec les différents tampons des deux vaccins qui ont été partagés en story sur Insta ou sur Twitter. »

Au-delà du « vaxxie », on voit apparaître une autre forme de distinction, encore mieux partagée : le snobisme vaccinal. Avec pour marques premium Pfizer et Moderna, et, en moins désirables, Jannssen et AstraZeneca… « Are you a Moderna, Pfizer, or Johnson & Johnson ? I’m a two shot Moderna girl [Êtes-vous plutôt Moderna, Pfizer ou Johnson & Johnson ? Je suis une fille Moderna double dose] », revendique une twitta américaine. En France, We Are Social s’est livré, spécialement pour cet article, à un audit de de perception autour des trois vaccins AstraZeneca, Moderna et Pfizer. Sur un million de mentions du mot « vaccin », AstraZeneca, avec 151K mentions, fait figure de dernier de la classe. Il fait l’objet, souligne Kenza Bensaïd, de « 51% de mentions négatives dues à la psychose autour du vaccin et de ses effets secondaires, notamment les risques de thromboses et les anomalies de coagulation et 41% de mentions neutres (la balance bénéfice/risques du vaccin, et la remise en contexte de chiffres ultra alarmistes) pour seulement 8% de mentions positives : ceux qui mettent en évidence les risques marginaux du vaccin, et ceux qui affichent fièrement le fait de s’être fait vacciner. » Moderna se situe au milieu, avec 51K mentions en France le mois dernier et une perception mitigée (58% de mentions négatives, 33% de mentions neutres et 9% de mentions positives). La « Rolls Royce » des vaccins reste pour l’heure Pfizer, avec 147K mentions en France le mois dernier. Néanmoins, on dénombre 49% de mentions négatives, dues notamment à l’injection d’eau salée à la place du vaccin dans plusieurs centres de vaccination, 37% de mentions neutres, dans lesquelles les utilisateurs trouvent l’augmentation du prix des vaccins scandaleuse et pointent du doigt l’opportunisme du labo et 13% de mentions positives portant sur l’efficacité et le caractère infaillible des effets du vaccin (91% plus efficace).

D'un labo à l'autre

Mais dans la grande guerre vaccinale, rien n’est jamais gagné… Ni perdu : « Il est étonnant de voir l’évolution de la perception de Pfizer, au départ considéré comme le laboratoire le plus machiavélique, le vaccin qui portait la 5G, etc., rappelle Jean-Baptiste Bourgeois. On a oublié qu’AstraZeneca était celui qui faisait figure, au départ, de vaccin le plus rassurant, parce qu’il sortait de l’organisme au bout d’une semaine… » In fine, le grand mouvement des « vaxxies » et du « vaccin porn » pose, in fine, « la question de la valeur de marque », résume le directeur de la stratégie. « Pfizer vs AstraZeneca, c’est un peu un Pepsi vs Coca-Cola à son échelle… D’un point de vue du “klout” social media de ces marques, forcément tous ces avis bons ou mauvais ont un effet sur la préférence des consommateurs pour tel ou tel laboratoire. La moindre nouveauté Pfizer balancée en pub TV pour les maux de gorge un matin entre deux jeux TV aura beaucoup plus de crédit demain que le gel pour les démangeaisons qu’auront développé Moderna ou AstraZeneca. »

Mais on n’en est pas encore là. Parce que même chez les prosumers, cible particulièrement en avance sur les modes de consommation étudiée par BETC, les freins à la vaccination sont encore nombreux. Particulièrement en France, où, remarque Valentin Lefebvre, « le sujet est particulièrement clivant et où la confiance dans le gouvernement est aussi moindre ». « Avec la Covid, les gens se sont rendu compte que les scientifiques ne détenaient pas forcément la vérité, constate le planneur. La confiance ne se porte pas sur les épidémiologistes ou les industries pharmaceutiques, mais finalement sur le médecin généraliste, devenu tiers de confiance. Avec, pour tous les prosumers, la nécessité pour les laboratoires de passer du “cash” au “care” : de garder des prix bas pour regagner la confiance. »

En attendant la grande révolution morale des fabricants de vaccins, on continue à se débattre comme on peut entre une épidémie qui reste vivace et l’attente de son « shot ». En essayant de retrouver, autant que faire se peut, une forme de légèreté, de fantaisie. « Sur TikTok, on a assistait à un challenge consistant à effectuer de grands mouvements circulaires du bras, comme lorsqu’on vient de recevoir son vaccin, remarque Sophie Noël. Les “vaxxie” participent de la même démarche. Snobisme ? Je ne sais pas. Il ne fait pas négliger l’aspect traumatique de l’année et demie que l’on vient de traverser. Ce “vaccin porn” a un côté cathartique, presque superstitieux. » Le 19 mai, l’ouverture des terrasses, considérées comme l’alpha et l’omega de la liberté dans le monde occidental, devrait noyer momentanément les « vaxxies » sous des tombereaux d’images de Spritz au soleil. Aux États-Unis, les fraîchement vaccinés rêvent déjà de corps dénudés et d’oubli des gestes barrières dans la moiteur débridée, avec le mot d’ordre « vax and wax » [vaccin et épilation]. L’été promet d’être fiévreux.

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