Si la transformation numérique devient enfin réalité pour une partie des entreprises françaises, expérience et bonnes pratiques manquent souvent à celles qui doivent encore progresser. Seule solution : évaluer leur niveau de maturité digitale. Oui mais comment ?

En moins de vingt ans, 52% des entreprises du palmarès américain Fortune 500 ont disparu, condamnées pour leur incapacité à appréhender la numérisation de la société. Portée par des pure players qui démantèlent les schémas traditionnels, cette nouvelle révolution industrielle et sociale a pressurisé en peu de temps tout l’écosystème mondial. « Google, Amazon, Facebook et Apple ont à elles quatre une moyenne d’âge de 23 ans et sont valorisées à plus de la moitié du PIB de l’Espagne et du Portugal réunis » rappelle Emmanuel Vivier, co-auteur du Guide de la transformation digitale des entreprises paru aux éditions Eyrolles.

Les entreprises françaises ont-elles compris l’importance du changement ? Pour Gilles Babinet, digital champion pour la France à la Commission européenne, le retard est là : « Certes, les grandes entreprises du CAC ont su prendre le virage, notamment grâce à leurs capacités d’investissement et de mutualisation, et notre French Tech a bonne réputation. Mais le problème se pose maintenant pour les PME et les ETI (entreprises de taille intermédiaire). Contraintes sur le plan règlementaire et fiscal, évoluant dans un climat économique morose, elles ont du mal à y consacrer l’énergie et les moyens nécessaires. »

Pour celles qui souhaitent néanmoins avancer, il n’existe à ce jour aucun mode d’emploi miracle pour définir une feuille de route. « Une grande hétérogénéité des pratiques freinent la création d’un corpus référent et les avis divergent beaucoup sur le choix des chantiers à prioriser » résume Gilles Babinet. Une alternative reste donc la réalisation d’un audit de maturité digitale. Supervisé en interne ou délégué à une société de conseil, ce type de bilan demeure la meilleure manière de définir ses marges de progression, à partir de la compréhension de ses forces et faiblesses.

L’exercice restera complexe rappelle David Lacombled, dont le think tank la villa Numeris accompagne régulièrement les entreprises dans ces processus: « D’abord, parce que tout est devenu digital. En outre, chaque structure ayant modélisé son organisation spécifique, les indices doivent être pensés de manière ad hoc. La finesse d’interprétation des résultats représente également un vrai sujet. Une entreprise peut exceller dans certains domaines et non d’autres, et son niveau doit toujours être comparé à celui du secteur, car le degré d’exigence varie selon les métiers. »

Fortes de ces premières précautions, certaines sociétés préfèrent réaliser leur évaluation via de grands départements de l’entreprise, quand d’autres veulent plutôt jauger leur position sur des marqueurs transversaux qui font le succès des leaders de l’économie numérique. Parmi ces indicateurs, il est en premier lieu, bien sûr, question d’outils, et des investissements conséquents pour automatiser et synchroniser les processus opérationnels de l’entreprise. La gouvernance de la data, sa sécurisation et son utilisation pour améliorer sa stratégie sont également analysées. La posture progressiste de l’entreprise compte également pour beaucoup. Au-delà de ses propres investissements, l’attention est généralement portée sur sa capacité à donner et recevoir dans l’écosystème en matière d’open innovation. Pour les plus grandes, les créations d’incubateurs de start-up peuvent aussi faire la différence.

Mais si l’étape des outils est une condition impérative, elle est loin d’être suffisante. « Le digital est avant tout une affaire de comportement », synthétise David Lacombled. L’humain resterait donc la clé du succès. Et, au-delà de la vague de recrutement massive constatée actuellement sur les profils digitaux et data, c’est bien la capacité à embarquer toutes les forces vives de l’entreprise qui sera scrutée. Première étape à franchir : évangéliser. Stage chez Amazon ou Vente-privée.com pour les cadres de L’Oréal, programme de mentoring inversé chez Axa où les jeunes collaborateurs forment les anciennes générations : sur ce sujet, les entreprises ne manquent pas d’inventivité pour neutraliser la résistance au changement. Le second objectif réside, lui, dans l’apprentissage de nouvelles méthodes de travail collaboratives, capables de casser les silos et les lourdeurs hiérarchiques.

De l’avis général, le meilleur facteur pour évaluer un changement de mentalité reste l’impulsion d’un top management impliqué. « Il faut avoir le courage de changer un modèle qui parfois marche encore, prendre des risques, allouer de vrais budgets. Si personne au sommet n’est capable de porter cela avec charisme, le processus est vite entravé par des querelles de chapelle », constate Emmanuel Vivier dont le think tank HUB Institute a formé 6500 managers et collaborateurs à la digitalisation en 2016. Dans la pratique, il s’agit idéalement d’un dirigeant convaincu ou d’un Chief Digital Officer, à condition que le pouvoir décisionnel de ce dernier soit réel et son intégration au COMEX effective, fait encore rare.

 

Enfin, l’entreprise doit pouvoir évaluer l’évolution de sa relation client, totalement transformée ces dernières années. « Les individus ont pris l’habitude d’être mieux traités en tant que consommateur qu’en tant que citoyen », constate David Lacombled. « Une consommation en ligne simple et fluide est devenue leur expérience de référence. Ils veulent désormais le même niveau de qualité sur tous leurs canaux de services, y compris physiques. »

Mais qu’on ne s’y trompe pas. L’unique but de la numérisation ne consiste pas à cocher tous ces grands indicateurs de référence, mais bien à transformer son cœur de métier, en intégrant souvent la création de nouveaux modèles économiques. Une raison pour laquelle certains, à l’image d’Antoine Denoix, directeur marketing, data et digital d’AXA France, n’hésitent plus à corréler la mesure de leurs chantiers à des indicateurs business sonnants et trébuchants. « Nous avons commencé par une période de construction de notre écosystème digital, durant laquelle nous nous sommes assez peu préoccupés du retour sur investissement, puisque l'objectif était d’apporter une réponse aux nouveaux usages client. Nous recherchons désormais une répercussion concrète de la digitalisation sur notre bilan d’assureur. Sur le chiffre d’affaires d'abord, via le développement du e-business, comme sur l'assurance auto par exemple, où près de 10% de notre activité est désormais générée par Axa.fr. Sur le résultat ensuite, via la simplification de l'expérience client, pour l’encourager à agir en toute autonomie sur son compte en ligne et réduire ainsi les coûts de gestion. »

Guillaume Planet, directeur marketing digital pour le Groupe Seb, confirme ce besoin de mesure de la performance pour valider les orientations testées : « Au-delà de l’augmentation de la part du e-commerce, nous sommes très attentifs à l’évolution de la part de l’engagement du consommateur, qui a crû de plus de 30% depuis 2015, ou encore à notre capacité à créer du trafic en ligne chez nos distributeurs, capacité confirmée avec, là aussi, une progression à trois chiffres. »

Le cabinet de conseil McKinsey, qui a quantifié le niveau de digitalisation de plusieurs secteurs dans son étude « Accélérer la mutation numérique des entreprises : un gisement de croissance pour la France »,  évalue lui à 40 % l’augmentation brute potentielle du résultat opérationnel pour une entreprise qui réussira sa mutation numérique, et à 20% la réduction pour celle qui n’y parviendrait pas.

Les chiffres sont donc au rendez-vous, encourageant certains dirigeants, face à l’importance des coûts consentis, à s’interroger sur la réalité d’un retour sur investissement. Pour Emmanuel Vivier, l’enjeu est ailleurs, plus violent qu’il n’y parait : « Le ROI, c’est tout simplement la survie de l’entreprise à terme. »

Quel baromètre pour la transformation numérique ?

La mesure des bonnes pratiques digitales pourrait rapporter gros, avec la création d’une cote de confiance numérique à destination des parties prenantes, dont évidemment les analystes financiers et les actionnaires. De nouveaux classements apparaissent, à l’instar de ceux imaginés par Gilles Babinet, sur les sociétés du CAC 40 en partenariat avec Les Échos, ou sur les ETI avec EY. La villa Numeris annonce pour sa part la préparation d’un indice de notation digitale pour le printemps prochain. Enfin, l’agence de notation sociale Vigeo Eiris s’intéresse à la maturité digitale des entreprises dans deux domaines: « la gouvernance d’entreprise, pour vérifier comment la stratégie est pensée et incarnée ; les ressources humaines, pour comprendre comment cette stratégie est partagée, mesurée et portée », détaille Fouad Benseddick, directeur des méthodes et des relations institutionnelles. Autant d’initiatives pouvant créer progressivement un référentiel de bonnes pratiques rendant cette démarche plus accessible à toutes les entreprises. « Nous parlons d’un gisement de croissance potentiel de 1 000 milliards d’euros à échéance 2025 » rappelle Eric Hazan. Le jeu en vaut donc la peine.

VPLH

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