Économie
Au-delà des indicateurs comptables traditionnellement pris en compte, quel sort réserver aux actifs immatériels des acteurs économiques ? Et si, demain, le résultat financier prenait en compte toute la réalité de l’entreprise ?

C’est un sujet encore régulièrement vu comme marginal, qui concerne pourtant l’intégralité des entreprises. Dans le langage expert, on appelle cela les « actifs immatériels », c’est-à-dire l’ensemble des actifs d’une organisation qui ne sont ni financiers, ni matériels, et qui sont donc exclus du bilan comptable de l’entreprise. Grave erreur ! L’Observatoire de l’immatériel classe les actifs immatériels en trois catégories : le capital humain, le capital relationnel ainsi que le capital structurel. Par conséquent, une entreprise rentable financièrement selon les règles de comptabilité analytique pourrait avoir un bilan négatif si l’on appliquait les principes de la comptabilité en triple capital : financier, naturel et humain. Une entreprise vaut donc parfois bien plus (ou bien moins !) que ce qu’indique son simple résultat financier. Fort logiquement, sa capacité à décrocher des marchés et à être en croissance pourrait ainsi être freinée. Selon l’économiste Milton Friedman, une responsabilité seulement échoit au monde des affaires : utiliser les ressources et les engager dans des activités destinées à accroître son profit. En ajoutant la notion de comptabilité en triple capital, on passe d’une entreprise présentant un bilan financier à l’attention des actionnaires à une entreprise responsable devant l’ensemble des parties prenantes.

Nouveaux critères

Que vaut vraiment mon entreprise ? C’est la question que se pose tout entrepreneur quand il cherche à attirer des talents, trouver de nouvelles sources de financements, optimiser son organisation ou même à vendre son affaire… La valeur de l’entreprise se mesure alors à l’aune de ses performances financières et comptables. C’est facile, c’est normé, c’est le modèle qu’on a toujours connu : on l’appelle le plan comptable. À l’heure actuelle, la comptabilité des entreprises tient à un mode de calcul unique de leurs performances. Ce calcul repose sur une référence -celle des IFRS- et est soutenu par un organisme privé immatriculé aux États-Unis et basé à̀ Londres, l’IASB (International Accounting Standard Board). Mais aujourd’hui, impensable de penser de manière aussi réductrice. La valeur d’une entreprise va au-delà de sa seule rentabilité et de ses seules performances financières. L’entreprise peut avoir un impact qui dépasse son obligation de croissance avec un engagement au service de l’intérêt général. Et les investisseurs regardent ces nouveaux critères de très près pour financer les startups affichant pourtant les mêmes valeurs financières à la première lecture.

Valeur ajoutée relative

Reste néanmoins un préalable aux allures de casse-tête : comment définir les actifs immatériels ? Ou, en d’autres termes, comment définir ce qu’on ne peut définir ? Uber ne détient aucune flotte de véhicules ni de chauffeurs et l’entreprise est pourtant valorisée à hauteur de plusieurs milliards de dollars. De la même façon, Booking ou Airbnb possèdent une très forte valeur ajoutée. Grâce à leur audace, les entrepreneurs créent de nouveaux modèles d’entreprises visant à faire bouger les lignes, à l’instar de Castalie dont la raison d’être est d’éliminer le plastique et de Yuka dont le leitmotiv consiste à œuvrer pour une alimentation plus saine. À ce titre, Yuka n’affiche pas encore de rentabilité financière à proprement parler mais a réussi la prouesse de faire bouger la grande distribution, pourtant réputée retorse. Le succès de l’application, qui modifie en profondeur les comportements des consommateurs, crée une valeur non négligeable. En obligeant la grande distribution à s’adapter à ces nouveaux comportements, Yuka renverse les valeurs et les mentalités. Et quand David fait plier Goliath, c’est la preuve irréfutable que la valeur d’une société va bien au-delà de la rentabilité financière.

Authenticité et transparence

Premier élément à cerner : le capital humain, auquel on peut adjoindre le capital environnemental. Selon l’Observatoire de l’immatériel, le capital humain, c’est « tout ce qui est dans la tête des collaborateurs »: expérience, formation, capacité de direction, relations interpersonnelles, motivation, valeurs, mythe fondateur… Cela englobe le respect du bien-être animal (cosmétologie), le respect du droit du travail (travail des enfants proscrit), l’absence de pollution des sols et des rivières pour les usines ou encore une consommation raisonnée des ressources. « Dans un monde en constante évolution, l’authenticité et la transparence sont devenus des éléments fondamentaux de la communication. Au-delà de la recherche constante de profit et de la performance économique, les consommateurs et les collaborateurs attendent des entreprises qu’elles s’engagent et contribuent, par leurs actions, à construire un futur durable », souligne Fabien Paget, cofondateur de l’agence Sport 17, lancée il y a quelques mois avec la volonté de capitaliser sur la notion de purpose dans le sport. Autre illustration dans un domaine bien différent, Castalie propose de boire l’eau du robinet micro-filtrée par une fontaine, embouteillée sur place dans des contenants réutilisables. L’entreprise a une approche holistique durable en développant une solution alternative au plastique. Résultat : une empreinte carbone 90% moins élevée que pour un litre d'eau en bouteille classique !

Certifications RSE

Place ensuite au capital relationnel, que le think tank définit comme « tout ce qui relie l’entreprise à son environnement » : les relations avec les actionnaires, les partenaires, les clients, les fournisseurs, la société, la marque, la marque employeur... Toutes les entreprises doivent intégrer cette évolution, même des entreprises dont l’activité n’a a priori pas d’objet environnemental, social ou sociétal comme le démontre Fréderic Paulet, chief executive officer de Lamarck Group. « En tant que cabinet de conseil spécialisé auprès des Institutions financières, nous avons deux grandes missions : faire progresser ceux qui travaillent avec nous et impacter positivement notre écosystème. Nous avons de ce fait choisi de ne travailler que pour et avec des structures qui ont une politique RSE forte, qui s’engagent pour impacter positivement leur environnement, qui s’engagent pour une économie vertueuse et qui aident à faire changer la vision de l’entreprise et de la croissance », explique-t-il. Des certifications telles que la certification B Corp (certification octroyée aux sociétés commerciales à but lucratif répondant à des exigences sociétales et environnementales, de gouvernance ainsi que de transparence envers le public) permettent, sinon de mesurer, d’encadrer ce type de capital dans des entreprises souhaitant en faire un atout. « Nous sommes en phase finale de la certification B Corp, qui traduit l’investissement et l’état d’esprit de toute la structure ces quatre dernières années », illustre Frédéric Paulet.

Question de générations

Dernier élément, et pas des moindres, le capital structurel. Soit « tout ce qui reste dans l’entreprise à la fin de la journée » : la gouvernance, les processus, les outils et méthodes, les rituels, la propriété intellectuelle, la communication interne, l’organisation, la capacité à attirer et fidéliser des talents... Comme le souligne à juste titre Hélène Saint-Loubert, directrice générale de l’agence Grenade&Sparks, « il ne s’agit pas de communication mais d’un changement de modèle irréversible et inéluctable. En valorisant ses actifs immatériels, l’entreprise ne fera pas de greenwashing ! L’attente porte sur un engagement fort des entreprises avec des actions mesurables. Surtout avec les jeunes qui ont des approches radicales. La bonne nouvelle, c'est que la communication devient un outil de pilotage de tous ces actifs immatériels puisque la qualité de la relation que l’entreprise entretient avec chacun de ses publics va enfin se valoriser », soutient-elle. La jeune génération oblige à aller vite et loin. Elle réclame davantage de transparence, moins de hiérarchie, plus de collaboratif et privilégie ainsi les petites et moyennes structures. Et les chiffre en disent long, avec plus de 75% des intéressés assumant ne pas vouloir travailler dans un grand groupe, d'après plusieurs sondages menés récemment. « Pour exprimer pleinement leur potentiel, les millennials sont sensibles à une adéquation de valeurs et de sens avec l'entreprise », constate Sandra Le Grand, cofondatrice de Yapuka, rappelant que d’après une étude récente menée par l’organisation internationale Global Tolerance, « 62% des jeunes veulent travailler pour des entreprises qui ont un impact environnemental et social positifs ».

Convergence normative

Une fois arrêtée la définition de ces trois capitaux, reste une question centrale : comment mesurer lesdits actifs immatériels ? Qui décide et selon quelles règles ? Les normes comptables permettent aujourd’hui de tenir compte de certains actifs immatériels (technologies, brevets…) et de les intégrer au bilan. Mais il n’est pas encore possible d’y intégrer -et encore moins de valoriser en monnaie sonnante et trébuchante- le capital humain de l’entreprise, et ce même si de multiples référentiels se développent et offrent des solutions pour structurer le contenu de l’information extra-financière. La convergence normative reste donc à réaliser. « L’entreprise a besoin de ses deux jambes pour marcher », confirme Patrick de Cambourg, président de l’Autorité des normes comptables (ANC). On ne peut donc opposer valeurs financières et actifs immatériels car c’est l’association des deux qui détermine la juste valeur de l’entreprise. Les actifs immatériels sont aujourd‘hui incontournables même s’ils ne sont pas encore pleinement quantifiables. C’est donc en termes de comptabilité durable qu’il faut maintenant penser l’entreprise. Un diagnostic que Laurence Grandcolas, fondatrice de MySezame, partage. « Quand bien même l’impact serait mesurable, chacune de ces entreprises utilise pour le moment des méthodes différentes. Une méthode partagée permettrait un plus grand contrôle et donnerait une réelle valeur aux résultats mis en évidence », argue-t-elle.

Sens et croissance

Dans un monde où les politiques ne sont plus seuls dépositaires de l’intérêt général, les entrepreneurs ont plus que jamais un rôle déterminant à jouer pour rendre les activités soutenables sur le plan social, sociétal et environnemental et ainsi apporter des solutions durables. Acteurs du changement, les entrepreneurs innovent pour construire un modèle de société en mesure d’associer performance économique et intérêt général. Or, tout le monde s’accorde sur un même diagnostic : les limites intrinsèques de l’information financière. Si celle-ci constitue un socle incontournable, elle est aujourd’hui considérée comme insuffisante pour traduire à elle seule la réalité complexe de l’entreprise, sa contribution à la création de valeur et in fine sa valorisation. L’entrepreneur d’avenir sera donc celui qui réussira à allier sens et croissance. Un alliage pour le coup tout sauf marginal.

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.