Agences
On ne balance plus seulement les agences mais aussi leurs clients. Sur les réseaux sociaux, et particulièrement le compte Instagram Balance ton Agency, les témoignages dénoncent les pratiques des annonceurs. Ou quand le client roi se transforme en tyran.

Cent huit témoignages. C’est la somme dantesque collectée par le compte Instagram Balance ton Agency [BTA] courant février 2021. Après les scandales de harcèlement sexuel, cette fois-ci, on parle de cadences infernales, de pression insoutenable. En cause, un grand constructeur automobile, Renault, et en particulier son directeur marketing, qui ferait peser sur ses équipes et les équipes de son agence, Publicis Conseil, des exigences démesurées. « De tous les témoignages reçus à l’égard de Renault, j’ai fait un petit carnet à part, raconte la créatrice du compte BTA. 108 témoignages qui viennent de personnes ayant rencontré ce directeur marketing chez Fiat, BETC, Les Gaulois, Publicis… Il y a une pression autant portée sur les équipes de Publicis que Renault, et on parle de harcèlement moral. C’est très rare que je reste trois semaines sur un sujet. » 

 

« Pression énorme » auprès des salariés

Sont pêle-mêle évoqués une surcharge de travail de 70 heures par semaine, des mots déplacés, une volonté de toute-puissance sur les équipes de jour comme de nuit, sept jours sur sept. En interne, Renault aurait acté un renforcement des équipes pour faire « baisser la pression » et la charge de travail. Le principal intéressé, lui, serait « affecté » par le « lynchage anonyme » sur les réseaux sociaux et « a mis en place une organisation permettant de travailler avec les équipes dans un climat plus serein ». Chez Publicis, on explique « avoir connu une activité plus forte liée à l’actualité de Renault [qui lançait son nouveau plan stratégique Renaulution] » et on indique « avoir d’ores et déjà effectué de nouveaux recrutements, tandis que d’autres recrutements sont en cours »

Sur Balance ton Agency, ce n’est pas la première fois que des annonceurs sont mis en cause. « Après L’Oréal, les annonceurs pour lesquels je reçois le plus de témoignages négatifs sont Lancôme, Carrefour et Renault. Comme les annonceurs sont clients et quand ils savent qu’ils sont indispensables à la survie de la boîte, ils se permettent une pression énorme auprès des salariés, remarque la fondatrice de BTA. Ils jugent qu’ils ont la possibilité de demandes invraisemblables. »  

Dépendance

Le client est roi, c’est bien connu. Mais jusqu’à quel point ? À quel moment vire-t-il en despote ? Stratégies a recueilli bon nombre de témoignages pour le moins... édifiants [lire encadré]. Comme celui-ci, provenant d’un ancien directeur du développement en agence : « Je me souviens d’une marque de prêt-à-porter française dont dépendait trop le business de l’agence. Le directeur marketing en jouait et c’est comme ça qu’il finissait par se faire payer tel resto, tel voyage ou telle fringue Dior… » Ou encore ce récit : « Un afficheur me racontait qu’à une époque les grands budgets se gagnaient la nuit, en boîte, à 2 heures du matin au bout du troisième whisky avec des nanas à côté… Le lendemain on arrivait à l’agence à 11 heures la tête dans le sac, mais on avait le compte. Aujourd’hui, demander de sortir le soir pour réseauter ? Inviter un client à un match et être cul et chemise avec telle personnalité ? C’est beaucoup moins possible… Par contre, on est sur son ordinateur jusqu’à 2 heures du matin... » 

Le salaire de la peur ? Le diagnostic de ce coach en management, qui accompagne des communicants de la place de Paris depuis vingt ans et qui a accepté de parler en off à Stratégies, est sans appel : « Je ne connais pas d’autre secteur d’activité, à part peut-être les acheteurs dans la grande distribution, où le client est autocrate à ce point... On est, le plus souvent, dans le blâme, avec une forte charge émotionnelle, plutôt que de la critique constructive. Des remarques comme "Celle-là, elle ne comprend rien ! Vous ne contrôlez pas vos équipes ! Changez-moi ce rédacteur !", font partie du quotidien. » Et comme bien souvent, ce sont les cordonniers les plus mal chaussés... « Leurs interlocuteurs sont des gens de la com mais c’est là, assez curieusement, que l’on trouve les plus faibles compétences relationnelles. »

 

Culte de l'immédiateté

En cause, des cadences devenues folles, aussi inarrêtables qu’un train lancé à pleine vitesse, culte de l’immédiateté oblige. Chez Com’Ent, association des métiers de la communication, « on a diagnostiqué ces problèmes relationnels entre agences et annonceurs, souligne la directrice générale Laurence Beldowski. Des adhérents que je ne citerai pas évoquent des Codir le dimanche pour être certain de bien démarrer la semaine, des séminaires menés les jours fériés... » Même ressenti chez notre coach en entreprise : « Quand je confronte les dirigeants pris dans cette culture de l’immédiateté, ils me répondent que s’ils lèvent le pied, s’ils se déconnectent à 19 heures, s’ils prennent leur week-end, ils vont au-devant de grosses difficultés car les autres – et ils ne parlent pas des concurrents mais de l’interne ! – continuent à tourner à la même vitesse. » 

En agences, on parle volontiers en “off” de ses rapports compliqués avec certains clients. Mais en “on”, c’est une autre affaire... Jean-Patrick Chiquiar, cofondateur de Rosapark, n’a pas hésité à témoigner de son expérience. « Plus une marque est puissante et plus l’agence est contrainte dans ses prises de position. J’ai déjà travaillé dans des grosses structures où je me suis ainsi retrouvé face à un client qui pesait très lourd dans l’agence et qui dès la première réunion m’a dit : "Tu ne me réponds pas du tac au tac". Je lui ai répondu qu’il devrait s’y faire pour qu’on travaille ensemble. » 

Facteur aggravant : le maelström des directions marketing. « Je note qu’il y a beaucoup de turnover à ces postes, environ 30 % pour une durée moyenne de trois ans », relève le coach en entreprise. « On est coincés dans un cercle où le client reste entre 18 et 36 mois [à la fonction de directeur marketing], il arrive avec sa stratégie à court terme, il obtient des résultats et il les valorise pour changer de job, résume Jean-Patrick Chiquiar. Et toi tu sers merveilleusement la carrière des gens. Je ne dis pas que c’est bien ou mal, mais c’est la réalité du business. » Et bien souvent, « pour fédérer des équipes au fort turnover, relève un ancien directeur du développement, il peut arriver qu’en interne chez l’annonceur, on crée un ennemi commun, qui peut être son agence. » 

 

Le luxe, pointé du doigt

Parmi les marques le plus souvent pointées du doigts, celles du secteur du luxe, qui incarne pour beaucoup la quintessence de ces dérives. Et il faut croire que la réputation est loin d’être usurpée. « La situation n’a pas fondamentalement évolué ces dix dernières années. Les problèmes existaient déjà et existent toujours avec des comportements totalement inacceptables et, plus largement, un système qui n’est pas très sain. Aujourd’hui, la réalité du business, c’est que personne n’ose dire les choses en face », éclaire le numéro 2 d’une agence de communication dédiée au secteur du luxe. « Le nœud du problème est qu’on ne peut plus payer correctement les collaborateurs en agences avec des salaires devenus trop bas pour rivaliser vis-à-vis des start-up, typiquement », poursuit celui qui entend préserver l’anonymat. Conséquence : une attractivité en berne et un nivellement par le bas qui n’expliquent pas tout. Car qui dit luxe dit surtout grande famille dans laquelle il faut savoir se faire accepter. « Les annonceurs du luxe sont extrêmement exigeants mais c’est logique dans la mesure où cette culture de l’exigence caractérise leur activité. Cela ce n’est pas une fatalité. Les secteurs hôtellerie, transport, tourisme ou gastronomie ne posent pas de souci majeur, au contraire des secteurs parfums, cosmétiques et beauté », développe-t-il en citant à titre d’exemple L’Oréal ou Coty parmi les annonceurs réputés à problèmes. 



Amour-haine

Aux prémices de cette relation d’amour-haine, un processus de compétitions qui s’est dévoyé, explique Fabrice Valmier, co-dirigeant de VTscan : « Le constat premier, c’est qu’il y a eu une dérive ces dernières années quant au nombre d’agences mises en compétition. Beaucoup d’annonceurs pensent qu’en interrogeant plus largement, ils trouveront plus de réponses créatives. En réalité, c’est l’inverse ! Moins il y aura d’agences, plus ce sera gage de sécurité. D’une part, les agences vont s’investir corps et âme car elles ont statistiquement plus de chances de l’emporter que face à une dizaine de concurrents. D’autre part, les annonceurs, à qui on peut reprocher, pour beaucoup, de ne pas consacrer suffisamment de temps avec les agences lors des appels d’offres, vont mécaniquement le faire. », explique le co-dirigeant du cabinet conseil en choix d’agences, rappelant que le nombre moyen de structures par compétition pilotée est passé de « 3,62 » en 2019 à « 3,41 » en 2020 : « Il s’agit d’un cercle vertueux et les annonceurs sont en train de le comprendre. Un des meilleurs exemples qui existent de cette transformation à l’œuvre est sans nul doute Club Med, qui bénéficie d’une excellente réputation auprès des agences alors que ce n’était pas le cas auparavant ». Mais si de meilleures pratiques existent, encore faut-il qu’elle soient appliquées. Ce qui est parfois loin d’être le cas, en témoigne l’émergence du système de vivier d’agences, utilisé entre autres par un comité sportif de premier plan ces dernières années. Le principe est simple : sélectionner après compétition plusieurs agences pouvant ensuite être à nouveau remises en compétition à tout moment sur divers sujets. Sans garantie donc de remporter le moindre contrat, mais avec la certitude de devoir mobiliser des moyens importants sur le long terme. « Le bilan est cruel : on a travaillé durant 18 mois pour rien... », dénonce un dirigeant concerné au premier plan mais qui préfère garder l’anonymat pour préserver les intérêts de son agence. « C’est un procédé qui ne fonctionne pas, ni pour l’un, ni pour l’autre », juge pour sa part Fabrice Valmier. 

En somme, « If you pay peanuts, you get monkeys » [si vous payez des cacahuètes, vous obtenez des singes], lâche Bertille Toledano, coprésidente de l’AACC et présidente de BETC. L’AACC a pourtant tenté de rappeler les protagonistes à des codes de bonne conduite, comme le rappelle David Leclabart, coprésident de l’AACC et de l’agence Australie.Gad « La belle compétition, réalisée avec les acteurs phares comme l’AACC, l’Union des annonceurs [devenue Union des marques] ou encore les cabinets conseils en choix d’agence, a constitué une avancée notable en limitant le nombre d’agences en compétition et en assurant le respect de la propriété intellectuelle notamment. Reste qu’elle est malheureusement peu ou pas assez utilisée. Les agences sont aussi responsables puisque certaines d’entre elles ne respectent pas leurs engagements sur ce plan. Ce qui, en tant que dirigeant d’agence mais aussi coprésident de l’AACC, a forcément le don d’agacer. Non pas que toutes les compétitions posent problème - certaines sont très bien menées - mais le système consistant à être jugés sur des livrables et un travail fini mérite interrogation. Des discussions sont en cours à différents niveaux et cela s’annonce également comme un point clé des États généraux de la communication qui se tiennent en ce moment.» 



Mal-être

Reste qu’en agence, mais aussi chez l’annonceur, le mal-être reste bien réel... Et on a du mal à entrevoir une généralisation de rapports plus harmonieux, surtout après la crise sanitaire du Covid dont pâtit particulièrement le secteur de la com. « Autant certains adhérents en agence me disent : chez moi, on ne fait pas de charrette le week-end, autant d’autres reconnaissent ne pas pouvoir refuser les demandes d’un client à un moment où ils perdent 20 à 40 % de chiffre d’affaires... », souligne Laurence Beldowski de Com’Ent.  

Toutes les enseignes ne sont pas... logées à la même enseigne quand il s’agit de dire « non »« Les agences fortes n’ont pas de relation de dominant à dominé avec leurs clients », assène quant à lui Jean-Patrick Chiquiar, qui raconte « avoir donné une autre orientation à [sa] carrière pour de pouvoir décider avec qui [il] veut travailler ». « En tant que chef d’entreprise je me sens la responsabilité de 130 personnes, poursuit-il. Ils sont la plus grosse valeur de l’agence. On ne vend pas des boulons mais de l’intelligence. S’ils sont polarisés sur autre chose que le conseil, celui-ci sera moins bon. Donc s’il y a un problème, j’en parle au client. Je ne peux pas le laisser essorer mes équipes. » 

En mode vie ou en mode survie, c’est bien cela qui fait toute la différence, selon Paula Marchioni, auteure du livre N'en fais pas une affaire personnelle qui relate les affres d’une communicantes aux prises avec un client tyrannique [lire sous–papier] : « On comprend aisément ce qui est en mesure de se produire avec un dumping aux conséquences dévastatrices. Le phénomène #Balancetonagency ou #Balancetonannonceur n’est finalement que le fruit d’une somme d’injustices larvées qui explosent au grand jour. Le système est à bout et à force de tirer sur l’élastique, il casse. Il faut arrêter avec le mythe de la croissance infinie. Les agences ne doivent pas être les soldats de ce système. »

 

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« Le paroxysme du client roi » 



Dans son roman N’en fais pas une affaire personnelle (Eyrolles), Paula Marchioni donne à voir le pire des relations agences/annonceurs 



Même si elle prétend pouvoir parler « sereinement », Paula Marchioni a privilégié un pseudo pour son premier roman N’en fais pas une affaire personnelle, dans lequel s’écrit la descente aux enfers de Bobette, publicitaire lessivée par la toute-puissance d’un annonceur tyrannique du secteur des cosmétiques. On n’est jamais trop prudent. Surtout lorsque les ressemblances n’ont rien de fortuit. « Les raisons sont juridiques, le livre s’inspirant de mon parcours, mais tiennent aussi à mes 30 années d’expérience au sein de grands groupes ou comme directrice générale d’agence, qui justifient une approche systémique plutôt que personnelle », désamorce la première intéressée, qui s’est attachée à « l’analyse des causes » du mal-être existant entre agences et annonceurs. « Le livre met en scène une cliente toxique comme tout publicitaire expérimenté en a déjà croisé. C’est le paroxysme du client roi. Un certain nombre de peurs existent à ce niveau côté agences mais aussi côté annonceurs, avec une culture du silence s’expliquant pour diverses raisons », relève-t-elle. Première d’entre elles : la « précarité économique » induite par la « logique du profit à court terme » et plus largement la « financiarisation » des modèles actuels. « Outre le fait qu’une marque se construit dans le temps et pas uniquement à coups d’indicateurs économiques, cela se traduit par des réductions d’honoraires. Qui débouchent elles-mêmes sur des réductions de structures en agences, où l’on observe aujourd’hui principalement des seniors et des juniors. Il n’existe plus grand-chose entre les deux. Les agences pâtissent aussi du décalage qui existe entre la réalité et l’image d’antan ainsi que de la défiance par rapport à la valeur de leur travail. À ce titre, même si le numérique est formidable, il n’a pas forcément accéléré les pratiques dans le bon sens en débouchant sur une logique productiviste et immédiate qui fait des agences de simples exécutants », constate l’ancienne dirigeante.  



Sorlin Chanel 

 

 

VERBATIMS



« Une cliente dans une start-up de transports m’avait demandé un pitch pour début janvier alors je l’ai prise au mot et je lui ai proposé une restitution en fin de journée le 24 décembre. Sa réponse fut que ce sera compliqué car elle fêtait Noël, mais qu’on pouvait se parler le 25… Elle n’avait même pas compris que je me moquais d’elle ! » 

 

« Quand j’étais directeur du newbiz, j’ai assisté à des réunions où le mec te tord le bras et te dit qu’il peut te compromettre, qu’il sait que tu trompes ta femme. » 



« Parfois on dirait que ce patron du marketing a Gilles de la Tourette ou un syndrome préfrontal… Il a une telle agressivité verbale, mais aussi physique : un jour, mécontent qu’une vidéo ne charge pas lors d’une présentation avec l’agence, il a fermé ses poings et explosé son ordinateur au point que l’écran se détache. »



« Le client a une boulimie de création. Il adore ça, il va à tous les tournages mais aussi parce qu’il ne fait confiance à personne. Il est si obsessionnel qu’il peut imprimer un PowerPoint et tracer une ligne à la main pour montrer que le titre n’est pas aligné d’un demi-millimètre en ferrage gauche. »



« Les réunions commençaient à 8 heures, parfois plus tôt, et finissaient à 18h30. Il faisait des journées non-stop sans manger. Il prenait juste un latte. Moi, une banane. Un collègue allait aux toilettes avec son PC… »



« Quand une boîte de prod ramenait des actrices pour un casting, il faisait des commentaires sur leur physique. Il aimait les fortes poitrines et les photos avec des décolletés. Une fois en réunion, alors qu’il y avait un acteur connu qui tournait dans nos pubs, il a lancé : "Si j’ai pas envie de la baiser, je la choisis pas." »

 

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