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Le 23 juin, les Britanniques se prononceront par référendum sur leur avenir au sein de l'Union européenne. Les agences dépendent trop du Vieux Continent pour se risquer à voter pour le Brexit.

Rarement un scrutin aura mis en évidence de telles lignes de fracture chez les Britanniques. A quinze jours du jour J, les sondages sur les intentions de votes permettent déjà d'avoir une photographie précise de qui votera quoi. Les plus anciens, les plus modestes, les plus à droite, les moins diplômés, les plus ruraux et les plus au nord, voteront de façon très nette pour le Brexit. A l'inverse, les plus jeunes, les plus aisés, les plus à gauche, les plus diplômés, les plus au sud et les plus urbains sont très clairement europhiles dans les intentions exprimées. 

Dans les agences de publicité et les médias londoniens, les profils sont nettement plus proches de cette seconde catégorie. Au mois d'avril, une enquête d'opinion de Media Business Insight auprès de 800 professionnels des industries créatives a confirmé sans équivoque cette préférence pour un maintien dans l'Union européenne (UE): 67% ont indiqué que l'industrie, au sens large, évoluerait mieux si le Royaume-Uni restait au sein de l'UE et 63% pensaient qu'un Brexit aurait un impact négatif sur leur entreprise. Seuls 22% des répondants estimaient qu'un départ de l'UE aurait des effets positifs. «La décision de sortir serait un choc financier, sur le court et le moyen terme, tout le monde est d'accord là-dessus, affirme à Stratégies le président EMEA et Worldwide executive director d'Ogilvy & Mather Europe, Paul O'Donnell. Notre staff est à moitié international, plus jeune et plus urbain que la moyenne, et est donc logiquement en faveur du maintien. Mais nous voyons bien que ce n'est pas le cas pour tout le monde dans le pays…» 

Les intentions de vote «in» et «out» sont au coude-à-coude depuis le lancement de la campagne, les deux camps rassemblant chacun un noyau dur de 40% des votants et se disputant donc les 20% du corps électoral encore indécis, même si deux récents sondages publiés fin mai par l'institut ICM donnent respectivement 45% et 47% en faveur du Brexit (contre 42% et 44% pour le maintien dans l'UE). La campagne, lancée en avril dernier, voit une alliance contre-nature entre le leader d'une opposition de gauche redevenue rougeoyante, Jeremy Corbyn, et le Premier ministre conservateur, David Cameron. Cet improbable tandem fait face à des partisans du vote «Leave» situés à la droite du parti tory ou en provenance du parti indépendantiste UKIP.

La campagne des paradoxes

La campagne est partie sur un faux rythme. Curieusement, c'est le camp du «Leave» qui est le plus actif sur les réseaux sociaux, alors que les grands médias l'abordent avec réticence. Les publicités sont relativement rares en raison des moyens de campagne limités. De fait, la campagne pour le maintien, qui n'a finalement aucun autre argument à proposer que ce que les Britanniques ont pu constater par eux-mêmes depuis quarante ans, est on ne peut plus tiède, voire mollassonne. La cartouche Barack Obama, venu à Londres à la fin avril pour vanter les mérites de l'appartenance du Royaume-Uni à l'Union européenne, pourrait avoir été tirée trop tôt. Les jeunes, très majoritairement favorables au maintien, ne se mobilisent guère pour convaincre, y compris sur ces réseaux sociaux dont ils maîtrisent tous les codes. Il faut dire que défendre un statu quo politique n'est pas précisément ce qu'il y a de plus motivant pour une génération qui est d'ailleurs désintéressée de la chose politique (un 18-24 ans sur deux n'a pas voté lors des élections générales de 2015). Cette situation paradoxale pour la jeunesse a son pendant pour les plus anciens: les plus de 65 ans sont dans leur écrasante majorité favorables au Brexit… alors qu'ils sont les seuls, dans l'électorat, à avoir pu prendre part au vote de 1973 et choisir d'intégrer le Royaume-Uni dans l'UE, à une époque où le pays était le parent pauvre de l'Europe.

Le camp du «in», aidé par la machine désormais bien rodée de Downing Street, s'échine à jouer la partition qu'il connaît finalement le mieux: celle de la peur. Parfois à raison, si l'on en croit l'analyse de la principale figure de la publicité britannique, Martin Sorrell, président du géant mondial WPP, qui a déclaré que «dans le futur immédiat, nous faisons face à un vote en faveur du Brexit où il est généralement admis qu'il peut avoir pour conséquence, au moins dans le court et le moyen terme, un affaiblissement du PIB au Royaume-Uni, dans l'Union européenne et peut-être dans le monde, sans compter les incertitudes économiques et politiques autour d'une indépendance écossaise et d'une désintégration subséquente de l'Union européenne.»

Diversité et attractivité de Londres

Le groupe WPP, qui rassemble sous sa bannière Ogilvy & Mather, Young & Rubicam, Grey Group, JWT, Mindshare ou Kantar, bénéficie à plein de son identité britannique et de la force de frappe liée à la présence de ses antennes à Londres, ville tremplin vers l'Europe. Le principal atout historique, par rapport à Paris notamment, est le cousinage linguistique, culturel, structurel et commercial avec les Etats-Unis. Dans une majorité écrasante de cas, au-delà de la publicité d'ailleurs, Londres est choisie en priorité pour opérer une entrée en douceur sur les marchés européens. Une sortie de l'UE priverait la capitale britannique de ce statut de plateforme européenne. Elle serait potentiellement perdante à la fois vis-à-vis des opportunités européennes, mais aussi des initiatives expansionnistes américaines, qui pourraient prendre pour appui des villes comme Dublin ou Amsterdam, par exemple. 

Ogilvy & Mather correspond tout à fait à ce profil type: «25% de notre activité se fait en Europe, confirme Paul O'Donnell, mais nous sommes à l'origine une société américaine. Nous avons beaucoup de comptes américains et le Royaume-Uni est en quelque sorte notre poste paneuropéen, même si nous avons aussi des bureaux à Paris, Berlin, Francfort ou Madrid. Il est évident que si nous n'avons plus ce passeport pour l'Europe, notre volume d'affaires va se réduire, et une grande partie de celui-ci ira plutôt à Amsterdam, Paris ou Francfort.» D'après le directeur marketing de BMW UK, Paul Ferraiolo, «les frontières ouvertes sont très importantes. Bien entendu, le Royaume-Uni va devoir penser à lui et prendre une décision qui sera la plus bénéfique pour le pays. Mais à BMW, nous croyons fermement que le libre marché et les frontières ouvertes sont plus importants.» 

Au-delà des opportunités commerciales, c'est la question de l'accès aux talents qui fait la différence. Londres a vu sa population passer de 6 millions à 8,6 millions en vingt-cinq ans, en grande partie du fait d'une forte immigration, qui a contribué à faire exploser les prix, mais aussi la créativité. Le marché du travail y est incroyablement souple, pour le pire (contrat zéro heures) comme pour le meilleur (facilité déconcertante à créer une entreprise, à embaucher et débaucher). Résultat, 37% de la population de la capitale est née à l'étranger. Parmi cette communauté, le tout nouveau maire, Sadiq Khan, un musulman né à Londres dans une famille pakistanaise. Contactée par Stratégies, l'agence Zone compte 27 nationalités malgré une structure relativement réduite. D'après son directeur général, Jon Davie, «tout ce qui essaie de ressusciter des frontières géographiques, étatiques ou nationales est régressif», étant donné la nature du travail produit par l'agence qui, avec le numérique, «transcende les frontières». 

A Ogilvy & Mather, où 40 nationalités sont représentées, Paul O'Donnell dit n'avoir «encore jamais vu personne de favorable au Brexit. Le fait est qu'il n'y a pas de plan clair sur ce qui sera fait en cas de Brexit, il est donc difficile d'en discuter et de voir en quoi cela présenterait des avantages. Nous avons à la fois la capacité d'attirer des talents et de ne pas adhérer à toutes les réglementations de l'Union européenne, en raison du statut à part du Royaume-Uni, il y a donc un bon équilibre.» 

Craintes et inquiétudes des agences

Le secteur des médias et de la publicité devrait être particulièrement touché en cas de Brexit. Une récession post-référendum est très probable, y compris dans les prévisions du camp du Brexit, qui envisagent des bénéfices à plus long terme après une délicate phase d'adaptation. Dans un récent rapport sur les risques du Brexit pour les industries créatives, la firme indépendante Enders Analysis envisageait une dépression «hypercyclique» pour le secteur, à l'image de la récession de 2009, qui avait vu le marché global des agences de publicité, de communication et des médias s'effondrer de 9%, près de deux fois plus rapidement que l'ensemble de l'économie (5%), à l'instar d'un autre secteur où la part de confiance psychologie joue un rôle primordial: la finance. 

«Les partisans du Brexit pousseraient le Royaume-Uni à marquer un but contre leur camp en cas de victoire du “leave”», tranchent Alice Enders et Chris Hayes, d'Enders Analysys, qui rappellent que la possibilité de revenir à l'Association européenne de libre-échange ne s'appliquerait qu'au marché unique des biens, et non pas à celui des services, qui est un élément relativement récent de la construction européenne et qui constitue la clef de voûte de l'industrie publicitaire britannique. En 2014, celle-ci a exporté l'équivalent de 58 milliards de livres de services vers l'Europe (48% de l'ensemble de son activité) et importé 29 milliards (53% du total). En tenant compte des biens, les échanges avec l'Europe ont ainsi été quatre fois supérieurs à ceux avec les Etats-Unis. «Beaucoup estiment que l'Europe nuit au développement des entreprises, mais on peut, au contraire, facilement constater qu'elle les protège, poursuit O'Donnell, d'Ogilvy & Mather. ll me semble, par exemple, que la Commission européenne fait du très bon travail contre les pratiques anticoncurrentielles de sociétés comme Google ou Facebook, et au service de tous ceux qui investissent en Europe.»

L'EACA (European Association of Communications Agencies) s'est également inquiétée de voir les agences britanniques être progressivement reléguées, voire exclues, des échanges liés aux nouvelles pratiques et réglementations relatives aux directives européennes, qui ont autant constitué une contrainte qu'un prétexte pour réseauter et se renforcer mutuellement. Là aussi, les agences londoniennes craignent de voir les grands groupes étrangers s'établir directement sur le continent. «Du point de vue de WPP, estime Martin Sorell, nous pourrions perdre de l'influence dans quatre de nos dix principaux marchés: l'Allemagne, la France, l'ltalie et l'Espagne. Je sais que certains de nos clients vont fermer des sites, je sais que des emplois vont disparaître, la question est de savoir combien de temps cela prendra.»

Dans le pire des cas, le Royaume-Uni disposera de deux ans pour retomber sur ses pieds, le temps de préparer les conditions juridiques de sa sortie. Deux ans qui seront à l'image des six derniers mois, où les incertitudes ont eu un fort impact sur l'économie et ébranlé le légendaire flegme britannique. 

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