A l'heure où se tiennent les Rencontres de l'Udecam, un débat agite le marché publicitaire : les éditeurs de logiciels menacent-ils le modèle économique des agences de communication?

La rumeur d'une offre de rachat de Publicis Groupe sur Criteo, spécialiste du retargeting publicitaire, a fait l'effet d'une bombe en cette rentrée. Après l'échec de sa fusion avec Omnicom, le groupe présidé par Maurice Lévy mettra-t-il la main sur ce  fleuron technologique, qui a réalisé en 2013 un chiffre d'affaires de 444 millions d'euros? Mardi 2 septembre, à l'heure où nous bouclions ce numéro, ni Publicis ni Criteo n'avaient commenté la rumeur.

L'éventualité d'une telle opération rappelle en tout cas que l'enjeu des technologies est plus que jamais crucial dans le secteur de la communication. Cette acquisition « permettrait au groupe de constituer une offre propriétaire, et ainsi de faire face à la concurrence des grands éditeurs et plates-formes technologiques », explique Natixis dans une note publiée le 29 août.

De toutes parts, le marché de la communication - les agences médias au premier chef - se voit assailli par de nouveaux concurrents enhardis par les nouvelles opportunités qu'offre  le numérique. Ces dernières sont d'ailleurs au centre des débats organisés par la profession lors des Rencontres de l'Union des agences  de conseil et achat média (Udecam), jeudi 4 septembre (lire l'encadré).

Ainsi, après les cabinets de consulting, la menace viendrait aujourd'hui des sociétés éditrices de logiciels. C'est du moins le thème d'une analyse publiée au début de l'été par Natixis. Selon la banque, l'essor de l'achat programmatique (achats d'espaces publicitaires réalisés par l'intermédiaire d'un algorithme qui automatise les processus des transactions) inciterait les éditeurs de logiciels à investir de plus en plus le secteur de l'achat d'espace.

Capacité d'achat direct

Déjà aujourd'hui, les Adobe, Oracle et autres Salesforce ont réalisé des investissements massifs en marketing, soulignent Jérôme Bodin et Pavel Govciyan, analystes chez Natixis. De fait, le marketing est un marché potentiel pour eux, avec pour enjeu de fusionner leurs solutions CRM (données internes à l'entreprise) et marketing (données externes).

Entre autres exemples : le rachat du spécialiste de l'emailing Exacttarget par Salesforce.com pour 2,5 milliards de dollars, en février 2013 et celui opéré par Oracle pour 400 millions de dollars en février 2014 de Bluekai dont la plateforme commercialise des données sur les internautes auprès des agences, voire des annonceurs.

La prochaine étape, selon Natixis, serait l'acquisition par ces éditeurs d'un DSP (demand side platform), ces plateformes technologiques qui mettent à disposition les inventaires publicitaires sur une seule interface, véritable couloir d'accès aux « ad exchanges ». Déjà, ces éditeurs ont développé « des plateformes capables d'intermédier des volumes publicitaires importants, notamment sur les réseaux sociaux. Elles devraient progressivement concerner tous les médias (internet, TV, etc.) et constituer une alternative aux mediabuyers traditionnels », résume Natixis.

« Depuis dix-huit mois, à l'étranger de plus en plus de grands annonceurs internalisent des outils technologiques de type DSP, créant “in house agency” en intégrant aussi les talents. De grands groupes français y réfléchissent activement », confirme Pierre-Jean Bozo, directeur général de l'Union des annonceurs (UDA).

Des plateformes qui constituent une alternative à l'achat d'espace traditionnel des agences de communication. L'annonceur dispose avec ces plateformes d'une capacité d'achat direct et pourrait se passer de l'agence pour une partie de son achat d'espace. «Certes, l'intégration se développe chez certains annonceurs mais pour ces derniers, il n'est pas si facile de choisir les bonnes technologies et les bons talents. Dans les faits, ces dernières années, ils nous ont confié de plus en plus de business et de volume d'achat à gérer», tempère Sébastien Danet, global managing partner de ZenithOptimedia Worldwide.

Ne pas confondre technologie et talent

Mais si la concurrence des éditeurs s'accroît sur le marché de « volumes », les agences pourraient être réduites à des activités de conseil et de création, aux marges plus faibles que l'achat d'espace. Chez les principales intéressées, on temporise. « Déjà dans la publicité, lors de la sortie de Photoshop, certains imaginaient que l'on pourrait se passer de créatifs. Il ne faut pas confondre technologie et talent, rappelle Raphaël de Andreis, CEO de Havas Media France. In fine notre métier c'est le marketing. En agence média, rien ne remplace le talent du trader. »

Alexandra Chabanne, coprésidente de GroupM Interaction (WPP), ajoute : « Programmatique ne veut pas dire automatique, on aura toujours un devoir de conseil et d'analyse. Les agences continueront d'offrir des capacités d'achat, notamment en premium, supérieures à celles des éditeurs. » 

Les agences médias ont pris le virage du conseil et seraient prêtes à accélérer. « On va vers une automatisation de l'achat programmatique, ce qui va nous renforcer dans notre rôle de conseil et non d'acheteurs. C'est pour cela que l'on plaide pour un changement de notre système de rémunération, en le basant sur des honoraires », souligne Bertrand Beaudichon, vice-président d'Omnicom Media Group et président de l'Udecam.

En attendant, les géants du secteur investissent sans compter dans le numérique et les mégadonnées (« big data »). En mars dernier, WPP, qui réalise déjà « 23% de sa marge brute via sa branche Data Investment management », précise Natixis, rassemblait dans le pôle Group M Next ses services études (Kantar, TNS, Sofres, Millward Brown...), efficacité et data.

La maîtrise de la data au coeur du débat

Quant à Publicis, très présent sur le conseil et les services numériques (38% de son activité) via notamment Digitas et Razorfish, il serait donc tenté d'accroître son expertise technologique et du même coup ses marges. D'où l'idée d'un rachat de Criteo. « De telles acquisitions peuvent permettre d'accéder aux métiers de la data et à un nouveau modèle économique mais aussi à de nombreux statisticiens et développeurs », analyse Sébastien Danet.

La maîtrise de la donnée est un des sujets cruciaux. « Les inventaires media digitalisés produisent de la data (consommation, usage...). Plus on va aller vers de l'automatisation, plus il faudra de quoi analyser cette donnée », rappelle Olivier Mazeron, codirecteur de GroupM Digital. « Le vrai débat se situe plutôt au niveau de la maîtrise de la data, renchérit Sébastien Danet. Les prestataires qui ont en charge la gestion des data peuvent facilement s'occuper des achats programmatiques. C'est là que la reconfiguration du marché est possible.»

Une reconfiguration que Jean-Pierre Bozo de l'UDA voit, lui, beaucoup plus radicale : « A terme, avec la digitalisation, tous les médias seront désintermédiés. Le marché publicitaire subit l'évolution technologique qu'a connue le marché boursier dans les années 1980. Les agences doivent donc changer de modèle pour se centrer sur la stratégie, le conseil, le médiaplanning. A terme, confrontés à l'inéluctable baisse du coût des technologies, les fabricants de logiciels seront tentés de trouver de nouvelles marges en investissant aussi le marché du conseil. On peut imaginer un mouvement de consolidation d'abord entre agences médias, puis entre ces dernières et les sociétés de logiciels voire des géants comme Google.»

 

Encadré

 

L'Udecam en mode « Fast forward »

 

L'Union des entreprises de conseil et achat media (Udecam) reçoit, jeudi 4 septembre, lors de ses Rencontres salle Wagram à Paris, des têtes d'affiches telles que la secrétaire d'Etat au numérique Axelle Lemaire ou Stéphane Richard, PDG d'Orange. Y sont notamment abordés les grands sujets liés aux enjeux du numérique. Autour du slogan « Fast forward » sont prévues une douzaine de tables rondes et de conférences aux intitulés évocateurs : «Les nouveaux commandements de l'univers 100% connecté», «Quel consommateur multi-écrans ?», «Dans la caverne d'Ali Data». Le tout assorti entre autres d'un point d'Eric Salama, patron monde de Kantar Media, sur les modèles de consommation et d'une intervention de Martin Sorrell, CEO de WPP, sur... la data. 

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